Entretien avec Felipe Morgado, coréalisateur d’OASIS
C’est un film collectif qui se construit à partir de différents points de vue
Felipe Morgado, documentariste, membre du collectif MAFI depuis 2014, où il a mené des résidences artistiques à travers le Chili en mettant l’accent sur le cinéma communautaire. Il a produit le court métrage Fantasmagoria (2022) de Juan Francisco González, présenté en avant-première à DocLisboa, et Pampas Marcianas, d’Aníbal Jofré, présenté en avant-première à FIDOCS (2023). Oasis est son premier film en tant que réalisateur.
Coréalisé par Tamara Uribe et Felipe Morgado, le nouveau documentaire du Colectivo MAFI présente une vision particulière de l’explosion sociale au Chili en 2019, de la formation de la Convention constitutionnelle et du résultat du plébiscite. Produit par Alba Gaviraghi et Diego Pino Anguita, le documentaire enregistre diverses manifestations publiques dans le contexte de l’explosion sociale et de la création de la Convention constitutionnelle, construisant un paysage audiovisuel du Chili récent, où il semble que l’humour et l’absurdité fassent partie de multiples événements politiques qui ont donné le ton dans notre pays, suivant un ton similaire à leurs œuvres précédentes : Propaganda (2014) et Dios (2019).

Après être passé par des festivals tels que la Berlinale et SANFIC -et avoir été récompensé à Biarritz comme meilleur documentaire…
Une crise sociale sans précédent éclate au Chili. Une partie de la société s’organise contre un système inégalitaire en rédigeant une nouvelle constitution, tandis qu’une autre partie boycotte silencieusement le processus. Oasis est un film collectif qui suit le processus constitutif historique le plus important de l’histoire du Chili, en observant les cicatrices entre la société et la nature.
Parlez-moi de la genèse de ce projet, créé avec le collectif MAFI, qui réunit de nombreux cinéastes. Comment s’est déroulé le processus ? Comment le projet a-t-il vu le jour ?
Le projet est né de manière très organique, le 18 octobre, quand en pleine révolte sociale, plusieurs personnes du collectif et quelques autres personnes qui connaissaient le collectif mais qui n’en faisaient pas partie, ont décidé d’aller manifester avec leurs caméras et de filmer des plans fixe dans un registre documentaire, c’est le format dans lequel le collectif MAFI travaillait depuis pas mal de temps, depuis sa création en 2012. Pendant la révolte, ces images ont été réalisées et les auteurs ont envoyé ces plans qui filmaient la révolte au contact du collectif, aussi comme un espace où beaucoup d’images étaient générées, comme une révolte avec une caméra à la main. Les collectifs de cinéma, et pas seulement le MAFI, étaient un lieu où ces images pouvaient être diffusées. Nous avons donc reçu beaucoup de matériel à cette époque, nous avons aussi beaucoup filmé, sans trop savoir ce que nous faisions. L’idée était de générer des images dans un moment qui était le centre de toute l’attention, et c’est plus tard, lorsque la possibilité d’écrire une nouvelle constitution s’est mis en place, d’ouvrir un processus constituant, que, en tant que collectif, nous avons pensé à faire un film. C’est à ce moment charnière où nous nous sommes dit : « C’est une question sans précédent, qui va attirer l’attention du pays pendant longtemps », qu’il nous est venu à l’esprit de faire un film, et à partir de là, nous avons commencé à travailler de manière plus formelle à l’idée d’un long métrage.
Comment s’est déroulé le processus de réalisation du film, compte tenu du grand nombre de cinéastes impliqués dans le collectif et de votre rôle en tant que leader ?
Lorsque l’idée du film est apparue, tous les membres du collectif ont dit : allons-y. À partir de nos positions personnelles, chacun a dit comment il aimerait participer à ce film. C’est là que les producteurs sont apparus, des producteurs exécutifs, des producteurs généraux, et les réalisateurs sont entrés en jeu. Ensuite, nous nous sommes demandés : « Qui veut faire ce film ? Moi, et je veux le faire à partir d’ici. Eh bien, allons-y. » Nous avons pris ces positions hégémoniques dans le cinéma, comme la réalisation, la production. Même si c’est une direction très peu conventionnelle, dans le sens où ce que nous avons fait était comme une direction générale, qui est en fait comme une tête qui pense tout le temps au projet, et qui est chargé de coordonner le réalisateur, de systématiser la recherche qui est faite dans la production, et de diriger toute cette partie, mais toujours en tant que groupe, toujours ensembles. En ce sens, le travail que nous avons réalisé, moi, Tamara, Alba, Diego, Catalina Alarcón, Royeler García, qui étaient les producteurs généraux, cela toujours été un travail de groupe, où nous avons avancés ensemble. La réalisation collective est également un domaine dans lequel MAFI possède une grande expérience. Leurs précédents projets de longs métrages, Propaganda et Dios, ont également été réalisés collectivement, avec une direction générale et une méthodologie assez simple.
Le collectif, en général, tous les réalisateurs qui l’intègrent savent que ce film est en cours de tournage et nous sommes en contact permanent en cas de tournage, par exemple, d’une manifestation dans le sud du Chili. Nous appelons, par exemple, les cinéastes qui se trouvent dans le sud, comme Israel Pimentel, qui vit à Frutillar, et nous lui disons : « Que penses-tu d’aller filmer tel jour pour tel manifestation ? Oui, je peux ». Nous faisons une réunion, où nous faisons le point sur ce qui est en cours de tournage, sur le plan que nous recherchons, et puis le tournage a lieu. Ce réalisateur y va, avec l’objectif de filmer un plan que nous supposons qui va se passer et qui contient ce que nous recherchons, mais quand il s’agit de filmer, ce réalisateur dirige son tournage. Il a donc la liberté absolue de donner son point de vue, disons, dans les situations qu’il filme et de générer des images qui ne sont pas nécessairement les nôtres. Si cela coïncide, tant mieux, mais si ce n’est pas le cas, de nouvelles choses apparaissent également et changent parfois le cours du film. C’est ainsi qu’un film s’écrit au fur et à mesure qu’il est tourné. Et ainsi de suite avec tous les autres réalisateurs.

Comment avez-vous géré le récit, et quels étaient les points que vous aviez définis au départ ? Le processus constitutif, l’intrigue, le fil conducteur, les avez-vous définis dès le départ ou ont-ils émergé au fur et à mesure que vous rassembliez le matériel ?
Il a émergé, mais nous avons quand-même écrit un scénario documentaire, c’est-à-dire une feuille de route qui nous a servi de perspective collective, de ce que nous voulions filmer ou de ce que nous pensions qu’il allait se passer et de la manière dont nous voulions le faire. Lorsque, par exemple, l’idée de faire le film est apparue, une commission de scénario a été mise en place, très proche d’une assemblée narrative. Cette commission a travaillé sur un scénario, en réfléchissant à ce qui pouvait se passer dans ce processus et en définissant la structure qui allait fonctionner comme la feuille de route que je mentionnait.
À l’époque, certaines choses qui ont été projetées se sont produites, à savoir les conflits au sein de l’hémicycle constitutionnelle, la confrontation entre la gauche et la droite, et des personnages clés qui allaient émerger. Cela fonctionnait donc comme une feuille de route qui correspondait à une logique plus documentaire, plus observationnelle, plus exploratoire, au lieu de tout changer dans l’instant. Dans ce sens, au fur et à mesure que nous filmions, certaines choses sont apparues qui ont attiré notre attention. Par exemple, la Commission sur l’environnement et tout ce qui avait trait à la discussion sur l’eau, qui était une thématique également issue de la révolte, comme les luttes environnementales menée par les organisations sociales, ont pris un fort protagonisme. Nous avons pensé que la réflexion sur cette question particulière pourrait soulever de nombreuses autres questions en général : le droit à la propriété, l’utilisation des terres, le conflit de classe à partir de cet endroit, qui était également très visuel, comme la crise climatique, la sécheresse au Chili.
Nous avons estimé qu’il pouvait s’agir de quelque chose de structurel dans le cadre de ce qui pouvait être filmé à la convention et en dehors de la convention, ce que le film a fait en grande partie. Dans ce processus, nous prenions des décisions au fur et à mesure qu’elles étaient filmées sur cette feuille de route, avec laquelle on pouvait rompre à tout moment. C’est ainsi que nous avons travaillé tout au long du processus, jusqu’au moment de l’assemblage de la matière et du montage du film, où les récits et les structures ont commencé à apparaître, avec les matériaux sur la table, avec les cartes disposées, qui sont les plans, les images. Toujours dans cette logique mi-assemblée, où nous avons discuté, parfois houleusement, nous avons fait des visionnages collectifs, nous en avons fait beaucoup et avec beaucoup de gens, nous avons reçu des commentaires, ce fût un processus presque comme l’élaboration d’une Constitution, comme si l’élaboration du film l’accompagnait. C’est ainsi que cette structure narrative a été construite.
Quels sont les éléments qui, selon vous, diffèrent des autres documentaires réalisés pendant cette période ? De nombreux cinéastes sont allés filmer pendant la révolte, et plusieurs documentaires sont déjà sortis cette année, comme El que baila pasa, et d’autres encore.
Tous ces films sont très différents, très diversifiés. El que baila pasa est un film d’archives, comme cette soif que Carlos Araya a, pour rassembler des archives et sentir que dans ces matériaux qui peuvent être perdus et qui ont été perdus, quelque chose peut être fait. Les autres ont également adopté des points de vue différents. Je pense que tous les films indépendants qui tentent de traiter le même processus, la même situation, se différencient par leur point de vue. Nous parlons ici du film Oasis, qui est un film collectif construit à partir de différents points de vue, mais qui a aussi une esthétique différente, ce qui en fait un regard particulier sur un moment où il y avait beaucoup de gens et beaucoup de caméras qui regardaient, et pas seulement des cinéastes. Je pense que nous avons toujours été inspirés par l’idée qu’il existe des lieux communs, mais pas de regards. Nous avons pensé que cela méritait aussi un processus de tournage. Des films sur la révolte, il n’y en a pas tant que ça. Il y en a plein qui sont encore en cours de réalisation et d’élaboration. Nous travaillons actuellement à un film sur les mères d’octobre, qui est le titre du film et que je trouve particulièrement émouvant. Ce sont des moments où tant de choses se sont passées pendant si longtemps, tant d’histoires et de mémoire à générer par rapport à tous ces processus, à la fois la révolte et le processus de Constitution, qui s’applique également comme une sorte de tendance à l’oubli, de le faire passer comme un événement traumatisant pour la société… les films sont super nécessaires et seront toujours différents, précisément parce qu’ils sont faites par des personnes différentes.
Donc, ce qu’Oasis a, c’est qu’il réunit tous ces gens qui étaient très intéressés par le tournage de ce film. Si je devais choisir une différence un peu plus technique, je pense qu’elle est liée à l’accès que nous avons eu à l’hémicycle où se déroulait la convention, où nous avons pu passer beaucoup de temps à l’intérieur, à observer, à écouter et à apprendre à connaître les tenants et les aboutissants de ce processus. Cela s’est avéré très intéressant et a été très bien accueilli par les spectateurs qui ont pu voir le film jusqu’à présent.

Le film explique au début qu’il est réalisé en plans fixes, alors qu’à l’époque il n’y avait pas beaucoup de plans, de mouvements, de gens qui couraient. Ici, le plan fixe, qui est super observateur, qui est long, où l’on peut observer ce qui se passe, et du fait de la durée à laquelle chaque plan est destiné, on peut observer des gestes, des regards, des détails… Comment en êtes-vous venu à cette proposition ?
Le plan fixe remonte aux débuts du cinéma, mais il a quelque chose de très intéressant qui permet, d’une part, de faire appel à la patience, à l’attente, parfois même à l’ennui d’une image. Dans ce film, où chaque plan est une scène, il y a un temps long, très long, qui vous permet de parcourir les images et d’être avec vous-même, en train de regarder un film, un film qui vous explique tout le temps ce qui se passe et, dans ce sens, il y avait beaucoup de ferveur, où tout se passait très vite, prendre de la distance et attendre, observer lentement, c’était presque un acte absurde. Mais dans cette absurdité, il y a des choses très nourrissantes qui génèrent des réflexions. Nous n’avons pas eu l’angoisse de finir le film très vite, parce que nous savions que cela allait prendre beaucoup de temps et que cela allait être lent, surtout la phase de montage, mais il n’y a pas eu d’urgence, ni pression créative ni artistique, qui nous ait dit : il faut faire ce film rapidement. Nous avons dû attendre que les choses se passent et lorsque nous avons été satisfaits, nous avons mis nos efforts à contribution et nous l’avons fait. Donc, le plan fixe, au-delà de la tradition du collectif de filmer ainsi, parce que les films de MAFI sont comme ça, comme Propaganda et Dios, MAFI a plus de films qui sont très différents, mais il y avait un certain sens de la prise de distance dans un moment qui semblait si proche et de ralentir quand il semblait si rapide, d’aller à contre-courant de ce qui se passait, précisément pour que les réflexions qui en sortent soient nouvelles.
Au sujet du processus de montage. Le fait que la première du film ait lieu à l’occasion de l’anniversaire des cinq ans de la révolte sociale était-il une sorte d’objectif ? Cinq ans après a-t-il une signification symbolique ?
Il l’a comme conséquence, mais ce n’était pas l’objectif. Si le film observe la révolte sociale et le premier processus constituant jusqu’à la victoire du rejet, il n’est pas un spoiler, tout le monde le sait. En fait, le film n’observe pas le deuxième processus constituant mené par l’ultra-droite, mais reste dans le premier. Lorsque cela s’est terminé dans l’histoire du Chili, nous avons immédiatement commencé à monter, à faire un processus de montage qui commence par le visionnage de tout le matériel. Entre-temps, certaines choses ont été filmées, mais il ne s’agissait pas d’une stratégie, comme la sortie du film à telle date. Ce que nous savions, c’est qu’en termes de distribution, le film allait vieillir, ce qui aurait peut-être été plus préjudiciable à sa distribution, car moins de gens l’auraient vu au Chili et à l’étranger, il aurait perdu une certaine validité, mais c’est aussi quelque chose que nous n’avons pas fait si rapidement. Je pense que le processus de montage a été lent parce qu’il est lent de voir des images tout le temps ; on ne peut pas se précipiter pour voir un matériel. Il est ce qu’il est. Mais il fallait une certaine inertie qui ne devait pas s’arrêter parce que ça avait déjà été un processus tellement fatigant, filmer dans la révolte, tellement fatigant et fastidieux, filmer à la Convention, quitter la Convention, filmer dans les territoires, c’est aussi un travail très long qui implique beaucoup d’énergie, et les financements sont si rares. Prendre beaucoup de temps pour le faire, c’est aussi un gaspillage de toute cette énergie et de ces budgets. Ce qui nous a accélérés, vers la fin et qui a conduit à cette première, à l’occasion de l’anniversaire des cinq ans de la révolte, c’est que nous nous sommes retrouvés à un moment avec un premier montage dont nous avons dit : « Voilà un film qui peut être travaillé », qui a ensuite beaucoup changé, des choses ont été filmées pour le montage, des choses qui nous manquaient, d’autres petites choses ont été réenregistrées. Puis nous nous sommes dit : « Nous allons terminer ce film à telle date, il sortira ici et il coïncidera avec les cinq ans de la révolte, eh bien, allons-y ».
Quel a été le plus grand défi dans tout ce processus pour vous, pour le collectif ?
Parvenir à un accord. C’est très difficile, très difficile parce que nous avons tous des positions politiques différentes. Bien qu’il n’y ait pas de personne de droite, nécessairement, dans le collectif. Regarder un processus qui nous concernait, la révolte de très près, le processus constituant avec ceux qui étaient super impliqués et avec beaucoup d’espoir, c’était quelque chose qui, contrairement aux autres films, était très impliqué dans nos positions politiques et nos positions personnelles. Le moment est donc venu d’en parler et de savoir quoi défendre, où résister, où céder. Tout cela en pensant qu’il ne s’agit pas d’un film reflétant le point de vue d’un ou deux réalisateurs seulement ; il y en a plusieurs, et il fallait donc que ce soit quelque chose d’uni. C’était un véritable défi, parce qu’il n’y a pas de forme, pas de méthodologie pour cela. Il s’agit simplement de parler, d’écouter et d’essayer de se faire bien comprendre. C’était donc très difficile, très intéressant et aussi très enrichissant à la fin. C’est comme s’il y avait un juste milieu : ces discussions, dans le bon sens du terme, n’ont pas nécessairement été résolues d’une manière idéologique, mais elles ont été exprimées dans le matériel et le film les promeut et les partage, ce qui est fondamental. Indépendamment des positions politiques de chacun, l’idée de poursuivre la conversation. C’est ce que j’apprécie le plus, d’être un film collectif, et c’est ce que j’apprécie aussi beaucoup dans ce film.

Que vous est-il arrivé, à vous et aux autres, lorsque vous avez réalisé, à l’issue de ce processus, que le processus constitutif s’était finalement terminé comme il l’avait fait ? Que vous est-il passé par la tête au moment de réaliser ce processus ?
Ce fut un peu une surprise. Malgré le fait que, lorsque nous étions à l’intérieur, bien que nous ayons cru, comme tout le monde, que l’approbation du projet constitutionnel allait gagner, il y avait toujours un sentiment de « regardez, faites attention à cela », comme si cela pouvait ne pas être le cas. Je dis cela à titre personnel et en écho à certaines conversations que j’ai eues avec des personnes qui ont vu le film, comme si les techniques de la droite et leur façon machiavélique de boycotter le processus lui-même pour leurs propres intérêts avaient été grandement sous-estimées. Cette question, que lorsqu’un plébiscite est organisé avec un vote obligatoire et que l’idée de tout changer l’emporte avec 80 %, 78 %, et qu’un corps constituant est élu avec des gens que vous avez vus dans les manifs. Je viens de Quilpué et il y avait une collègue de Belloto Sur qui était une des rédactrice du projet Constitutionnel et qui me donnait une certaine assurance que les choses allaient déboucher d’une manière ou d’une autre vers quelque chose. Mais nous n’avons jamais acheté cette certitude non plus, nous avons toujours regardé avec la méfiance nécessaire, qui, je pense, est toujours nécessaire pour un documentaire. Ne jamais glorifier certains personnages, ne pas faire de blagues pour le plaisir de faire des blagues, toujours chercher un contraste avec ce que l’on observe, ne pas faire des plans colorés ou des plans très étouffés. Alors quand le rejet du projet Constitutionnel l’emporte, je me souviens parfaitement de ce jour-là, parce qu’on tournait à Valparaíso. J’étais là, et il y avait Paul Petit Laurent, qui est l’ingénieur du son, il vient de Purén, mais vit à Valparaíso. Nous sommes partis tous les deux en voiture pour faire le tour de Valparaiso et voir ce qui s’y passait. En outre, ce jour-là, c’était mon anniversaire, le 4 septembre ; il y avait une certaine joie dans le travail, nous roulions, nous parlions, nous écoutions la radio. Je me souviens que nous sommes allés à Ventana, pensant peut-être assister à une fête quelque part où des images du film avaient été tournés, ces environnements autour des grandes centrales thermoélectriques comme Ventana. La journée a été incroyablement calme. Lorsque nous avons appris le résultat du plébiscite, nous étions garés sur la Plaza Sotomayor et il ne se passait rien, c’était très calme. Je pense que c’était aussi l’impact du résultat que nous pouvions voir venir, mais personne ne pensait que ce serait comme ça. « Et on s’attendait à quoi ? » Personnellement, je ne suis pas un grand fan des grandes fêtes démocratiques ; je les ai toujours trouvés un peu trompeurs. On en a vu tellement passer. Nous avons réussi à tourner le film et nous avons eu accès à de grands moments où la droite construisait sa campagne et avons vu comment cela avait un impact sur les gens, sur les gens ordinaires. Faire un texte Constitutionnel si ambitieux en termes de progrès, mais qui avait aussi un certain caractère néolibéral, en raison des caractéristiques du pays. Le Chili est un pays profondément néolibéral. Mais l’ambition, c’était de vouloir battre le capitalisme autour d’une table, en discutant dans la bonne humeur. C’était donc un peu comme une goutte d’eau dans l’océan, c’était « bon ». C’était intéressant parce que c’était comme si une autre oasis avait été construite, comme s’il y avait une oasis qui était cette vision de Piñera, super-entrepreneur, et que le Chili allait bien et tout le reste. Puis une autre oasis a été construite, qui est écrite et qui est également détruite, et à la fin, c’est comme un mirage, rien de très réel.
Que pourriez-vous dire aux gens pour les encourager à aller voir le film ?
Qu’ils osent aller voir le film, qu’il est très intéressant d’en parler après le film, non seulement dans les discussions qui auront lieu lors des projections d’Oasis, mais aussi comme un film dont on peut reparler. Comme ce grand geste social qui est apparu si magnifiquement pendant la révolte, de se réunir organiquement sur les places, de s’organiser en assemblées, de l’apparition des conseils territoriaux. Je pense que le film fait référence à cet esprit, pour parler à nouveau, pour nous interroger à nouveau sur ce processus, pour élever nos voix de l’intérieur et verbaliser ce que nous ressentons, ce que nous ressentons maintenant, comment nous voyons les choses, ce qui change. Je pense que c’est très bon pour toute société, quel que soit son caractère, pour tout groupe de personnes. C’est un film dont il est bon de parler entre voisins, en famille, parce que nous avons tous vécu ce moment.
Si nous voulons le jeter dans le bac de recyclage et le vider, nous en subirons les conséquences. Le Chili est un pays qui sait oublier, mais c’est pour cette raison qu’il est bon de trébucher plusieurs fois. Il est donc bon de ne pas oublier, de se souvenir et d’en faire un exercice. En ce sens, je trouve que tous les films qui sont faits et qui considèrent et travaillent autour de cette mémoire sont toujours bons à voir, plus d’une fois. En ce sens, il y a beaucoup de fierté, du moins de ma part, pour tous les cinéastes qui documentent des processus comme celui-ci, mais aussi l’autre, et qui continuent à le faire et à avancer dans leurs projets, parce que le sentiment de défaite est très grand, à la fois pour la révolte et pour le processus constituant, et il est très facile d’en sortir déprimé. Il est bon de redécouvrir ces choses qui nous rendent fiers dans les deux processus, et elles feront de nous des personnes plus sensibles, plus intelligentes lorsqu’il s’agit de parler. Parce que parler est un exercice d’intelligence, s’ouvrir à une autre personne, écouter et parler est un processus de croissance. Il est bon d’entendre cela, qu’il existe un processus d’apprentissage, une mémoire, et que les processus politiques, quelle que soit la manière dont ils se déroulent, doivent toujours être mémorisés ; sinon, les mêmes erreurs sont commises encore et encore.
Par Galia Bogolasky / culturizarte / 30 octobre 2024 / traduit par Kinolatino
Le réalisateur belgo-guatémaltèque César Díaz aborde l’ambivalence de l’histoire et les influences personnelles qui nourrissent son deuxième long métrage, Mexico 86.
Le protagoniste du premier film de César Díaz, NUESTRAS MADRES (2019), était un archéologue médico-légal qui tentait de découvrir la vérité sur son père – disparu pendant la guerre civile guatémaltèque, dans les années 1980. Aujourd’hui, avec Mexico 86, le réalisateur d’origine guatémaltèque revient sur cette même période historique dans sa patrie déchirée par la guerre. Dans ce deuxième film, Maria (Bérénice Béjo), résistante de gauche et nouvellement mère, prend la difficile décision d’abandonner son fils Marco (Matheo Labbé) lorsqu’elle s’enfuit au Mexique. Dix ans plus tard, le garçon, qui espère un avenir meilleur, veut revoir sa mère. Accompagné de sa grand-mère et aidé d’un faux passeport, il la retrouve en exil au Mexique, où elle a poursuivi sa lutte pour la justice et l’activisme révolutionnaire, dans la clandestinité.
Dans l’œuvre émotionnelle de Díaz, les mères et les pères sont plus que de simples personnifications du Guatemala en tant que patrie troublée. En effet, les relations parents-enfants qui ont encadré ses récits jusqu’à présent incarnent la lutte pour négocier son propre passé et son propre présent, où se croisent le personnel, le politique et le social. À première vue, Mexico 86 est un drame policier d’époque au rythme rapide, avec des enjeux narratifs importants : Maria parviendra-t-elle à maintenir sa présence clandestine au Mexique ? Parviendra-t-elle à nouer avec Marco le lien parent-enfant absent depuis une décennie ? Mais parler avec Díaz révèle les nuances les plus subtiles du film : la profondeur de l’attention qu’il porte à ses personnages, son ambivalence quant à sa propre relation au passé. Au cours de notre conversation, le cinéaste s’est penché sur l’histoire personnelle de Mexico 86.

Savina Petkova : Après avoir vu vos deux films l’un après l’autre, j’ai eu le sentiment inexplicable que Mexico 86 avait existé, sous une forme ou une autre, avant Nuestras Madres, votre premier film. Est-ce le cas ?
César Díaz : En fait, oui ! Nuestras Madres a commencé comme mon projet de fin d’études à l’école de cinéma, en 2012. Comme vous pouvez l’imaginer, il a fallu du temps pour le développer et le financer. Finalement, nous avons obtenu un peu d’argent belge, mais cela a quand même pris du temps. Entre-temps, j’avais commencé à écrire un film intitulé Call Me Mary : l’histoire d’une immigrée guatémaltèque à Bruxelles qui a laissé son fils derrière elle et qui, dix ans plus tard, revient en Belgique pour la retrouver. Pour moi, cela a toujours été le cœur de Mexico 86 : deux personnes qui sont étrangères, même si elles sont mère et fils, et qui doivent apprendre à vivre ensemble. Mais à ce moment-là, tous les commentaires que je recevais sur ce scénario le décrivaient comme une histoire d’immigration, et je ne voulais pas en faire une histoire d’immigration. Mais lorsque l’un de mes producteurs m’a demandé d’expliquer l’origine de l’histoire de Call Me Mary, je lui ai raconté comment ma mère avait quitté le Guatemala pour le Mexique et comment j’avais grandi avec ma grand-mère à la place. Il m’a dit : « Pourquoi n’écrivez-vous pas cette histoire ? ».
SP : Il semble que c’était une invitation à rendre l’histoire personnelle. Comment abordez-vous cet aspect personnel de la réalisation d’un film ?
CD : Le fait est que j’ai besoin d’un sujet, d’un événement ou d’un personnage qui me tienne vraiment à cœur. Lorsque j’enseigne, je conseille toujours à mes élèves de choisir un sujet qui leur tient à cœur, car ils devront vivre avec pendant cinq ou dix ans, voire plus. Et si vous ne l’aimez pas vraiment, vous le laisserez tomber ! Pour moi, en fait, c’est un moyen de mieux connaître les personnages – je dois connaître ces personnes et savoir ce qu’elles ressentent dans certaines situations. Je suppose que c’est ainsi que mon expérience personnelle m’a aidé à développer mes films. J’ai aussi la chance d’avoir une identité mixte, guatémaltèque, mexicaine et belge, ce qui m’a permis de réaliser plus facilement [financièrement] le genre de films que je veux faire [grâce aux coproductions et au financement de l’UE]. Nous vivons à une époque où le nationalisme se développe et où les nationalités s’éloignent les unes des autres, mais il faut comprendre que le cinéma est le langage universel.
SP : Ce qui m’a frappé dans le film, c’est que Maria et Marco ne sont pas vraiment mère et fils, en ce sens qu’ils ne se considèrent pas comme tels : elle est une combattante en quête de vérité et lui est un garçon de 10 ans. Étant donné qu’ils ne sont pas liés par leur relation familiale, comment avez-vous construit un récit dans lequel ils se rapprochent puis s’éloignent à plusieurs reprises ?
CD : Le principal défi, d’un point de vue narratif, était d’éviter que le garçon ne devienne un fardeau. S’il le devenait, elle aurait abandonné. Pourtant, je savais qu’au fond d’eux-mêmes, ils devaient tous deux partager ce sentiment déroutant d’appartenir l’un à l’autre, sans savoir pourquoi ni comment. En termes de narration, je crois que cette histoire est un passage à l’âge adulte pour Marco, mais bien sûr, pour Maria, c’est différent. Son voyage narratif est guidé par un seul objectif [l’action révolutionnaire] et se heurte à de nombreux obstacles, dont Marco fait également partie. C’est pourquoi son passage à l’âge adulte me semble si poignant : il en vient à comprendre les raisons pour lesquelles sa mère l’a quitté. Faire un choix non pas parce qu’on n’aime pas quelqu’un, mais parce qu’on sait que cette personne n’a pas d’espace pour nous dans sa vie, c’est magnifique.

SP : Et c’est valorisant ! Souvent, et plus souvent encore dans les films d’époque, les enfants peuvent être considérés comme un handicap ou comme un sentiment abstrait – « les enfants sont l’avenir » – mais Mexico 86 va à contre-courant. Comment avez-vous façonné le personnage de Marco, un jeune garçon singulier et pourtant racontable ?
CD : Au début, tous ceux qui ont lu le scénario ont commenté le fait que nous ne suivions pas le point de vue de Marco. Je pense que dans l’imaginaire collectif, nous pouvons facilement nous identifier à ce genre de personnages d’enfants – si nous pensons aux 400 Coups (Les Quatre Cents Coups, 1959), ou au film argentin Infancia Clandestina (Enfance Clandestine) de 2011, nous sommes déjà habitués à cela en tant que spectateurs. Mais pour Mexico 86, je savais que cela ne fonctionnerait pas nécessairement, parce que le public finirait par juger Maria, elle aurait l’air d’une « mauvaise mère », peu importe ce que cela signifie, et occulterait les complexités de sa cause et de son sacrifice. Mais lorsque vous suivez son point de vue, vous comprenez les enjeux, leur importance, et à quel point elle croit fermement à la transformation de la société.
SP : Le film est dédié à votre mère. Le personnage de Maria a-t-il été inspiré par l’activisme de votre propre mère pendant la guerre civile guatémaltèque, ou par les conversations que vous avez eues avec elle ?
CD : Oui, je demandais toujours à ma mère et à ses compagnons : « Pourquoi ? » C’est un combat tellement difficile et douloureux, surtout dans le contexte de votre propre famille, vous devez constamment prendre des décisions difficiles. Mais elles me répondaient : « Parce que nous voulions créer un monde différent pour toi et ta génération ». Je pense qu’il y a là quelque chose de noble, parce qu’on ne pense pas à soi et qu’on est conscient qu’une transformation sociale et politique prend du temps. Vous ne vivrez peut-être pas assez longtemps pour la voir, mais vous pouvez encore offrir quelque chose de meilleur à ceux qui vous succéderont. Nous avons besoin de personnes comme Maria pour changer le monde. Si nous restons assis tranquillement et que nous allons manifester de temps en temps, cela n’arrivera pas.
SP : En ce qui concerne le casting, est-ce que ces considérations ont joué un rôle dans le choix de Bérénice Béjo pour le rôle de Maria et de Matheo Labbé pour celui de Marco ?
CD : J’ai toujours aimé le travail de Bérénice, mais au début je cherchais une actrice guatémaltèque. Aucune de celles que nous avons auditionnées n’était capable d’atteindre l’intensité dont nous avions besoin et de porter le personnage de Maria sur ses épaules – et puis j’ai vu un film argentin où Bérénice Béjo parlait espagnol et pour la première fois j’ai réalisé qu’elle était originaire de ce pays. Elle était partie pour échapper à la dictature. À ce moment-là, je pense que j’ai commencé à façonner le personnage en pensant à elle, mais je n’étais pas sûre que l’idée puisse aller quelque part. Parler aux producteurs était effrayant parce qu’elle est nominée aux Oscars, mais ils m’ont soutenu et voulaient au moins essayer.
SP : Je suppose que vous l’avez rencontrée en personne et que vous avez peut-être sympathisé sur des histoires personnelles de déplacement ?
CD : Oui ! Nous nous sommes rencontrés à Paris, après qu’elle ait lu le scénario. Nous avons eu une forte connexion et nous n’avons pas du tout parlé du film ! Nous avons parlé de nos expériences pendant des heures et, à la fin, j’ai dit quelque chose comme : « Mais tu veux vraiment faire ce film ? “, ce à quoi elle a répondu : ” Bien sûr ! C’était un rêve devenu réalité.
SP : Et Matheo ? C’était son premier rôle.
CD : Oui, et le casting pour Marco a pris beaucoup de temps. Au début, nous organisions des auditions pour les enfants, sans scénario ni texte, en rencontrant simplement les enfants et en discutant avec eux, puis en leur présentant des situations et en voyant comment ils réagissaient. Nous examinions également leur langage corporel, leur capacité de concentration et ce qui leur convenait. La particularité de Matheo – et j’ai trouvé cela assez déterminant – c’est qu’il est diabétique depuis son plus jeune âge. C’est encore un enfant, mais en même temps, en raison de ses problèmes de santé, il a une certaine maturité. Pour le personnage de Marco, nous avions besoin de quelqu’un qui puisse grandir très vite dans sa vraie vie, Matheo a également dû grandir rapidement. Mais en ce qui concerne le travail sur le plateau, nous avons discuté avec ses parents qu’il serait préférable de ne pas lui donner le scénario complet, donc nous avons travaillé scène par scène : chaque jour, il recevait la scène du lendemain et petit à petit, il a découvert le film dans toute sa plénitude.

SP : Vous avez tourné au Guatemala et au Mexique. En quoi ces deux expériences ont-elles été différentes pour vous, sur le plan industriel et personnel ?
CD : Tourner au Guatemala, c’était comme être à la maison, parce que nous avions la même équipe que pour Nuestras madres. Nous étions les mêmes, mais c’était un peu différent parce que nous nous connaissions mieux et que nous pouvions aller plus loin dans certaines scènes, ou travailler plus vite, ce qui était formidable. Par exemple, la directrice de la photographie [Virginie Surdej] et moi n’avions même pas besoin de nous parler parce que nous avions déjà travaillé ensemble à maintes reprises ; nous partageons les mêmes références. Mais cette fois-ci, ce qui était magnifique, c’est que nous étions là, ensemble, à marcher dans les rues, et que j’ai pu lui montrer les endroits où tout ce qui était dans le scénario s’était passé, y compris les massacres. À ce moment-là, les choses sont devenues très réelles pour nous deux. Partager cette expérience était très spécial pour tout le monde.
SP : Le Mexique, c’était une autre histoire, n’est-ce pas ?
CD : Comme vous le savez, le Mexique possède une énorme industrie cinématographique. Un jour, nous sommes 50 personnes sur le plateau au Guatemala, et le lendemain, nous sommes 125 au Mexique. Honnêtement, cela a été un choc pour moi de voir tous ces gens courir partout… C’est une autre façon de travailler. Je ne juge pas ! Je dis simplement qu’il est difficile de passer d’une petite équipe familiale à plus de 100 personnes en une journée. Il y avait beaucoup de « oui monsieur, non monsieur » et je disais toujours « je m’appelle César, d’accord ? On arrête les conneries. » [J’ai certainement eu besoin d’un temps d’adaptation. Mais je dois dire que j’ai appris à tourner des scènes d’action, ce que je n’avais jamais fait auparavant. Heureusement, mon premier assistant réalisateur [Pierre Abadie] avait fait beaucoup de scènes d’action et savait comment s’y prendre. C’était comme avoir un coach en action [rires] et j’ai vraiment apprécié cet énorme processus d’apprentissage.
SP : L’histoire de Mexico 86 commence en 1976, au Guatemala, ce qui correspond également à la période dont parle Nuestras madres, même si le film se déroule à l’époque actuelle. En d’autres termes, ce qui apparaît comme un passé traumatique qui se répercute tout au long de votre premier film devient le présent dans le nouveau film.
CD : C’était la période la plus sombre de l’histoire récente du Guatemala, donc c’était très difficile. Mais honnêtement, c’est aussi une obsession et une peur pour moi. J’ai vraiment eu peur pendant toute cette période. Je me souviens des violences, de la police et du fait que le dictateur apparaissait si souvent à la télévision qu’on avait l’impression qu’il était un proche. Je me souviens également d’avoir quitté le pays. Pour moi, le retour était donc une façon d’affronter cette histoire. Cependant, aussi sombre et difficile que cela ait été, il y a une forme d’espoir. Car la génération de mes parents, comme je l’ai dit, croyait vraiment qu’elle pouvait changer l’histoire et transformer sa société.

SP : Qu’avez-vous ressenti en retournant dans le pays où vous avez grandi ?
CD : J’ai vraiment eu l’impression de me replonger dans mes souvenirs. J’ai grandi au Mexique et le fait d’être sur place m’a certainement aidé à me rappeler comment c’était, à l’époque. Mais n’oubliez pas que la version de Mexico dont je me souviens dans les années 80 n’existe plus. À l’époque, c’était aussi une ville incroyable, mais elle était encore… je ne sais pas comment l’expliquer, elle était humaine – ou du moins mieux à même de relier les humains les uns aux autres. Par exemple, lorsque j’allais à l’école à l’âge de 10 ans, j’ai traversé toute la ville, du nord au sud, par les transports publics. Cela me prenait 45 minutes et il ne m’arrivait jamais rien de grave. Mais aujourd’hui, personne ne permet à un enfant de 10 ans de faire cela, et le trajet dure deux heures et demie. Mexico est devenue une ville gigantesque qui échappe au contrôle, ou du moins au contrôle des citoyens…
SP : Et si vous reveniez à cette période particulière ?
CD : Pour être honnête, je pense que c’est la dernière fois que je retourne là-bas, à cette époque. Il a été très important pour moi de le faire parce que je crois que c’est une façon fructueuse de confronter les Latino-Américains d’aujourd’hui, à travers notre propre histoire récente. Les films d’époque réalisés aujourd’hui disent : « Vous savez quoi ? Nous étions là il y a 40 ou 50 ans. Nous ne devrions plus y être ! » La semaine dernière, j’ai vu des images d’arrestations en Argentine qui m’ont rappelé un passé pas si lointain. Cette image aurait pu être prise dans les années 80 et elle aurait été la même. C’est terrifiant, mais nous devons nous souvenir. La raison pour laquelle nous faisons des films est de rappeler aux gens que cela peut se reproduire. Nous ne pouvons pas permettre que cela se reproduise parce que nous avons tiré les leçons du passé – du moins je l’espère.
Par Savina Petkova / Festival Locarno
Traduit par Kinolatino
À propos du film Fresa y Chocolate
Comment le projet « Fraise et Chocolat » a-t-il vu le jour ?
Il est né d’une inspiration. C’est ainsi que j’ai réalisé tous mes films. Vous voyez quelque chose, vous lisez quelque chose et vous commencez à réfléchir. C’est ce qui s’est passé avec le conte de Senel Paz, « El lobo, el bosque y el hombre nuevo » (Le loup, la forêt et l’homme nouveau). C’est une histoire qui a eu une grande résonance, elle a déjà quatre versions théâtrales et plusieurs éditions. Mais ce n’est pas à partir de cette résonance du texte que j’ai décidé de faire le film. J’ai lu le manuscrit avant qu’il ne soit récompensé, avant qu’il ne soit connu. J’ai fini de le lire et je me suis dit : voilà un film, opportun, qui pourrait être intéressant, et j’ai appelé Senel. Il a accepté. Quand l’impression est très forte, comme c’est le cas ici, et que tout se met en place, le projet avance. Senel s’est mis au travail, s’il ne s’était pas mis au travail comme il l’a fait, nous ne serions arrivés à rien. Nous avons beaucoup discuté de la manière de réaliser le scénario et il me semble maintenant que le film pourrait être important, non seulement pour moi, pour ma carrière ou ma filmographie, mais aussi pour la situation dans laquelle nous vivons.
C’est un film qui s’inscrit parfaitement dans l’époque actuelle, où nous devons prendre conscience des nombreuses erreurs commises au fil des ans. Nous devons changer à bien des égards et ce film met l’accent sur l’un de ces aspects : l’attitude d’intolérance qui a longtemps existé à l’égard d’un secteur de la population, l’homosexualité. En fin de compte, l’intolérance à l’égard d’un secteur dénote l’intolérance à l’égard de beaucoup d’autres choses. Mais on ne fait pas des films pour transformer la réalité ou pour changer quelque chose. On fait des films parce que le cinéma, en premier lieu, doit nous donner du plaisir, et en ce sens, ce film peut être très attrayant, émouvant, avec de l’humour et en même temps avec une charge émotionnelle très forte.

Que signifie la continuité ou la rupture dans votre travail ?
Avec le recul, je me suis rendu compte que chaque film que j’ai réalisé a été une tentative de rupture avec ce qui avait précédé. J’ai fait une comédie, « Las Doce Sillas » ; puis « Cumbite », qui est une exception dans ma filmographie ; puis une autre comédie, « La Muerte de un Burócrata », et de là je suis passé à un film totalement différent : « Memorias del Subdesarrollo » ; et de là à « Una Pelea Cubana Contra los Demonios », qui n’a rien à voir avec Memorias…, la Pelea… est un film historique, exaspéré, d’un autre style et d’un autre ton. J’ai toujours pris une direction différente. Je n’ai jamais essayé de perfectionner ou d’insister sur ce qui avait été traité dans le film précédent. Fresa y Chocolate traite de notre réalité, il touche directement des aspects de notre réalité avec un sens critique et n’a rien à voir avec les films qui l’ont précédé, « Cartas del Parque » et « Contigo en la distancia » (un court métrage de fiction qui n’est pas sorti à Cuba), qui sont deux films d’amour, purement sentimentaux, qui n’ont rien à voir avec notre contexte.
La crise de conscience de certains personnages de « Memorias del Subdesarrollo » est également présente dans « Fresa y Chocolate », bien qu’il y ait vingt-cinq ans entre les deux films et que le processus créatif, par exemple dans l’écriture du scénario, ait été complètement différent. S’agit-il d’une coïncidence, d’une volonté ?
Dans tous mes films, il y a des caractéristiques communes, une continuité, quelque chose qui nous permet de comprendre qu’ils ont été réalisés par la même personne. Dans le cas présent, le lien entre ce film et ce projet est évident. La crise de conscience des personnages n’est pas le seul point de contact. Je suis sûr qu’il y en a beaucoup d’autres, dont certains sont consciemment soulevés. Je dirais que le contexte dans lequel se déroule « Fresa y Chocolate » a beaucoup à voir avec celui de Memorias… À certains moments, lors des premières conversations sur le scénario, la présence de ce film était très forte.
La relation entre le cinéma et la littérature est ancienne et pas toujours heureuse. Pour beaucoup, le texte littéraire permet au lecteur de créer son propre univers, alors que le cinéma ne le permet pas, il vous enferme dans une seule image…
C’est la différence essentielle entre la littérature et le cinéma, entre le mot et l’image. Je ne veux pas faire de leçon théorique, le cinéma s’accompagne aussi de la parole. La littérature vous suggère et le cinéma vous précise. Il encadre certaines choses de manière plus précise. C’est pourquoi je pense que les écrivains se sentent généralement trahis lorsqu’ils voient leur travail à l’écran, ils avaient imaginé une chose et ce qui sort est déjà quelque chose d’autre qui commence à fonctionner tout seul. Je pense que lorsqu’un écrivain écrit, le texte devient incontrôlable parce que chaque destinataire va imaginer un protagoniste – son protagoniste – avec des caractéristiques très spécifiques. Le cinéma unifie en une seule image tant d’interprétations possibles de cette littérature. Je n’ai jamais pensé qu’il était productif ou utile – je ne serais jamais intéressé – de faire une adaptation d’une nouvelle ou d’un roman en film. Cela a été fait et certaines adaptations ont de la valeur, mais pour moi, cela n’a aucun intérêt. En tant que matière première pour la réalisation d’un film, la littérature m’intéresse autant que n’importe quel autre aspect de la réalité. Ce n’est pas que l’une soit supérieure à l’autre, ou qu’elle soit au-dessus ou au-dessous de l’autre. Ce sont des conceptions artistiques différentes. La littérature peut décrire ce qu’il y a à l’intérieur du personnage, ses motivations, d’une manière plus directe, elle caractérise le personnage avec des mots. Comment traduisez-vous cela en images ? Vous n’avez pas d’autre choix que de le mettre dans le personnage, de jouer à partir de lui. Les yeux de l’acteur sont ce qu’il y a de plus expressif au monde, la fascination du regard, la fascination des gros plans… Lorsque David – le personnage de ce film – est laissé seul dans La Guarida (le repaire), (qui est la scène fondamentale et très importante) et qu’il commence à regarder, nous devons voir ce qu’il regarde et il faut que ce soit des choses qui fascinent également le spectateur d’une certaine manière, afin que cela corresponde à l’attitude du personnage. C’est une synthèse visuelle qui est décisive. Ce sont des choses qui se produisent dans la littérature d’une manière différente, avec des mots.

Senel a clairement indiqué que le thème de son histoire était l’intolérance. Est-ce également le thème du film ?
Oui, l’intolérance, qui peut être envers les homosexuels, comme envers tant de choses qui vont au-delà de ce qui a été établi comme une norme, un schéma ou un chemin étroit à suivre.
Considérez-vous que cette intolérance est toujours présente dans la réalité cubaine d’aujourd’hui ?
Oui, bien sûr, elle est toujours présente. L’histoire – et aussi le film – se déroule il y a vingt ans, lorsque l’homophobie et les manifestations de persécution des homosexuels sont devenues plus aiguës, des situations vraiment abominables, des situations extrêmes, qui heureusement ne se produisent plus aujourd’hui. Ce phénomène fait encore l’objet d’un certain rejet et d’une incompréhension, non seulement dans cette société, mais partout dans le monde. C’est un problème que certains endroits ont mieux compris, tandis que d’autres ont moins bien compris que ce phénomène n’est pas une maladie, ce n’est pas une aberration, ce n’est pas une dégénérescence, ce n’est rien de tout cela. C’est une condition ou une façon d’être différent dont il faut accepter l’existence.
Un film gay ?
Non. Quand je parle d’incompréhension, je parle de l’incompréhension des uns et des autres. Y compris de la part des homosexuels. Et parfois on le justifie, parce que quand les gens sont enfermés dans un ghetto, leur façon de voir les choses est déformée. Je suis fatigué de voir des homosexuels qui pensent que tout le monde est gay, qui tournent leur état vers tout le monde, et c’est aussi une façon de déformer la réalité. Alors parler d’un film gay parce qu’il parle d’homosexuels, je pense que c’est exagéré. Le film ne prend pas parti pour les homosexuels, et ce n’est pas non plus un film qui fait la promotion de l’homosexualité. Non, il ne s’agit pas de cela, il s’agit de montrer une situation qui a été mal comprise, point final.
Qu’est-ce que le film pourrait promouvoir ?
Compréhension du phénomène de l’homosexualité. Ce serait le meilleur mérite qu’il puisse avoir.
Depuis « Mémoires du sous-développement », La Havane n’avait pas joué un rôle aussi important…
La Havane est une ville splendide et fait partie du contexte dans lequel l’intrigue se développe. J’aimerais qu’elle apparaisse dans plus de films. La Havane est ma ville, une ville que j’ai appris à apprécier au fil des années et je souffre beaucoup de voir le processus de détérioration qu’elle subit actuellement. Émotionnellement, elle a une grande signification pour moi et je voudrais tout photographier, je voudrais préserver les choses, au moins pour faire prendre conscience aux gens de ce qui est en train de se perdre. Dans le film, nous essayons même de le dire directement, mais je ne sais pas si cela suffira et si nous parviendrons à transmettre un peu de cette splendeur qui se perd et qui fait si mal.

Que représente encore pour vous le cinéma ?
C’est un instrument inestimable pour pénétrer la réalité. Comment l’expliquer ? Le cinéma n’est pas une simple représentation. Le cinéma est une manipulation. Il vous donne la possibilité de manipuler différents aspects de la réalité, de créer de nouvelles significations, et c’est dans ce jeu que l’on apprend ce qu’est le monde. J’avais de nombreux penchants : pour la musique, pour la littérature, pour la peinture, et même pour les choses manuelles : la mécanique, la menuiserie, les tours de magie, autant de choses qui ont peuplé mon enfance. J’avais une apparente dispersion. Mais tout cela s’est synthétisé dans le cinéma, et le jour où j’ai eu pour la première fois une caméra 8 mm entre les mains a été la révélation, la certitude de ce que j’allais devenir, parce qu’à travers le cinéma j’ai pu développer toutes ces inclinations ensemble.
Pourquoi les femmes ne sont-elles pas des personnages importants dans vos films ?
Je ne peux vraiment pas répondre à cette question. Je ne sais pas, mais il est vrai que je n’ai pas développé de personnages féminins dans mon travail dans la même mesure que j’ai développé des personnages masculins. C’est un monde que je n’ai peut-être pas assez pénétré. Mais j’ai fait des tentatives.
Et Mirta Ibarra ?
Une dernière tentative. Avec Mirta, c’était la maturité. Nous sommes ensemble depuis vingt ans et notre relation est très étroite, très riche, mais cela n’a pas été facile. Mirta a commencé à travailler sur mes films après huit ans de vie commune, ce qui n’est pas anodin, mais à partir de là, nous avons fait plusieurs choses et la qualité de notre relation s’est améliorée, elle s’est considérablement approfondie. Mirta joue également un rôle important dans « Fresa y Chocolate » et travailler avec elle est particulièrement agréable.
À quoi ressemblera ce film ?
Le premier mot qui me vient à l’esprit est qu’il doit s’agir d’un film émouvant, qui, par le biais de sentiments, d’émotions, aborde certains problèmes et, à partir de là, encourage et stimule la réflexion du spectateur sur les problèmes rencontrés par les personnages. Le film sera – j’aimerais qu’il soit – un film émouvant, plein d’humour et d’émotion.
Cuba vit un moment très particulier, est-ce que ce sera un film controversé, difficile ?
Dur ?
Le film va confronter les gens à des réalités qui sont en eux, mais qu’ils ne veulent pas voir ?
Ah, dans ce sens, oui. Pour moi, ce sera la chose la plus intéressante. Je suis convaincu de ce que nous disons avec le film. Je sais qu’il y a beaucoup de gens qui ne comprennent pas tout à fait cela et je pense que le film peut les aider à comprendre beaucoup de ces choses.

Vous avez toujours été associé à une position critique…
J’ai toujours eu une attitude critique. Je l’ai conservée. Je pense que c’est la chose la plus productive que j’ai pu faire dans ma vie. Ce cinéaste s’intéresse à ce qu’il pense être un problème avec le socialisme. Quelqu’un m’a dit, et je suis tout à fait d’accord, que le scénario du socialisme est excellent, mais que la mise en scène laisse à désirer, et qu’il faut donc la critiquer. C’est la meilleure façon de contribuer à son amélioration.
L’art est-il plaisir, controverse, nécessité ?
Je crois que la pratique de l’art dans cette société, comme dans toute autre, répond à un besoin humain de se faire plaisir, de profiter de la vie. L’art n’est rien d’autre que cela : une façon d’essayer de profiter de la vie, d’essayer de mieux la comprendre, d’essayer d’en tirer le meilleur parti. Je pense que la réponse s’arrête là. Or, dans une société comme la nôtre, qui traverse une période très critique de transformation violente, l’art – comme toute chose – souffre de cette situation et doit s’en faire l’écho d’une manière ou d’une autre. Il faut faire la distinction entre le cinéma et la musique, par exemple. La musique est un art tellement abstrait qu’elle n’affecte pas directement la réalité, alors que le cinéma le fait. Le cinéma ne peut s’empêcher de s’inspirer directement d’aspects de la réalité et de les utiliser pour créer une œuvre, qui doit nécessairement avoir un sens et un impact sur la réalité elle-même.
Si nous parlons du cinéma en ce moment, notre cinéma, outre le plaisir et la jouissance qu’il contient, ce qui est fondamental, doit aussi nécessairement adopter une position par rapport à la réalité, un critère, exercer la critique d’une certaine manière par rapport à la réalité et, en même temps, être l’objet de la critique. Je crois que la critique est fondamentale dans tout processus de développement. La seule façon pour une société de se développer est d’avoir une conscience critique de ses problèmes. Lorsque l’on joue le jeu de cacher les aspects laids de la société, ceux-ci se perpétuent. Et il me semble que c’est la pire chose qui puisse nous arriver. Sur cette île, à 90 miles des États-Unis, un pays avec lequel il y a de fortes tensions, lorsque nous critiquons, beaucoup de gens s’insurgent et disent : si vous critiquez notre réalité, vous donnez des armes à l’ennemi. Franchement, je n’y crois pas. Je ne le crois pas.
Il y a plusieurs façons de critiquer, on peut le faire de l’extérieur et de l’intérieur. Lorsque l’ennemi nous critique, il le fait pour nous détruire ; mais lorsque nous critiquons notre réalité, nous le faisons précisément pour le contraire, pour l’améliorer. Lorsque l’on adopte cette attitude et que l’on est conscient de la nécessité de la critique, il faut savoir que l’on est également l’objet de la critique et que l’on recevra une réponse. Il y a une confrontation, une lutte ou, dans le meilleur des cas, un dialogue, et je crois que c’est la chose la plus saine qui puisse nous arriver. Cela n’a pas été facile. Je ne pense pas que beaucoup de gens le comprennent de cette manière. Beaucoup se barricadent, se ferment, et d’autres utilisent le pouvoir pour essayer de couper l’exercice de la critique, et c’est une lutte qui n’est pas facile.
Récemment, un film, « Alice au peuple des merveilles », a été au centre d’un scandale : était-ce un film contre-révolutionnaire ?
Je suis convaincu qu’Alice… est un film honnête qui a cherché à critiquer certains aspects de notre réalité dans le but sain de contribuer au processus de « rectification des erreurs » qui avait été proclamé il y a quelque temps. Contre Alicia… un cafouillage politique a été fait qui n’a fait que mettre en évidence le manque de confiance de nombreux responsables dans la capacité de la Révolution à assimiler la critique et à l’assumer comme un instrument efficace dans le processus de construction d’une société plus juste. Le résultat positif de cet incident malheureux est d’avoir vu comment les cinéastes ont réagi de manière unie face à l’indignation sans se laisser manipuler par des forces antirévolutionnaires. L’attitude du Conseil national de l’UNEAC doit également être considérée comme un signe encourageant.
25 ans après que Sergio, le protagoniste de Memorias… ait marché sur le Malecón, comment voyez-vous la révolution cubaine ?
La première chose à souligner est que je n’ai rien à voir avec Sergio. C’est-à-dire que je peux parcourir les mêmes chemins, les mêmes endroits que Sergio, je peux même partager beaucoup de ses critères, de ses opinions critiques sur notre société, mais il y a une différence essentielle : Sergio est un spectateur passif de la réalité, moi non. J’ai toujours participé, dès avant la révolution, à la lutte pour la révolution, et tout au long de ces années, j’ai participé activement. Il me semble qu’il s’agit là d’une différence fondamentale. J’ai eu le privilège extraordinaire de vivre toute cette étape de l’histoire de mon pays, qui a été dure mais qui, en même temps, a servi à sauver la dignité de l’être humain dans notre pays, ce qui vous remplit de joie. J’ai pensé à l’époque, et je pense toujours, que la révolution a montré que nous pouvions prospérer et nous développer sans devoir être soumis à un autre pays, c’est-à-dire que nous pouvions atteindre une indépendance économique relative. Comme le dit Sergio à la fin de Mémoires…, face à la possibilité d’une fin apocalyptique pendant la crise d’octobre : « C’est une dignité très chère ». Je pense que oui, c’est une dignité très chère, qu’il faut payer un prix élevé, mais l’important est que nous étions prêts à le payer et que nous sommes prêts à le payer dans la mesure où il y a une possibilité d’atteindre cette indépendance et cette dignité, avec dignité. Tel était notre sentiment il y a vingt-cinq ans lorsque nous avons réalisé Mémoires… et c’est encore le cas aujourd’hui, mais au cours de ces années, beaucoup de choses ont changé. Aujourd’hui, la révolution est menacée non seulement par l’effondrement du camp socialiste, mais aussi de l’intérieur, par des ennemis cachés ou déclarés, et surtout, je pense, par nos inefficacités. Je pense que nous devons beaucoup réfléchir à cela et que des changements sont imposés à l’intérieur et à l’extérieur, c’est-à-dire que des changements sont imposés à nos mécanismes, à notre économie, mais que des changements sont également imposés – parce qu’ils sont injustes et absurdes – à l’extérieur. Le blocus des États-Unis contre Cuba, qui est une agression inhumaine, doit être levé. Je suis sûr qu’une fois le blocus levé, tout serait, non pas plus facile, mais cela impliquerait d’autres changements à l’intérieur du pays. C’est la différence entre hier et aujourd’hui. La crise actuelle est beaucoup plus grave et nous devons réfléchir à ce qu’il faut faire pour ne pas revenir à une situation de dépendance, de capitalisme dépendant, comme celle que nous avions avant le triomphe de la révolution.

Pour en revenir au film, parlez-moi de la co-réalisation avec Juan Carlos Tabío.
Cela a été un travail très collectif, vraiment, avec tout le monde, mais ce qui m’a donné le plus de satisfaction, c’est de travailler avec Juan Carlos, parce que c’est une situation très difficile de partager la direction d’un film. C’est difficile. Et cela peut provoquer beaucoup de tensions. Et ici, nous étions confrontés au fait que nous devions le faire. Sa réponse ? La meilleure. Sur la base d’une amitié, il s’est donné à un film qui n’était pas le sien et il a commencé à travailler et à fournir des efforts que je ne voudrais pas faire à sa place, parce que faire un film que quelqu’un d’autre aime doit vous mettre dans une situation de grande tension. Je pense qu’à tous égards, cela a été une expérience formidable, non seulement du point de vue du travail, du film, mais aussi du point de vue humain. C’est un défi que tout le monde ne peut pas relever.
Faire des films à Cuba.
Je pars du principe que le cinéma dans notre pays est un luxe, étant donné les conditions dans lesquelles nous devons nous déplacer. Je dis luxe et je ne veux pas que cela soit compris comme un gaspillage, mais comme quelque chose à quoi nous aspirons et que nous avons été capables d’exercer. Je pense que nous avons pu le réaliser de la meilleure façon possible. Pourquoi ? Parce que nous n’avons pas essayé de faire du cinéma hollywoodien comme dans d’autres endroits, et je dis hollywoodien parce que c’est le cinéma que tout le monde voit, le cinéma qui se vend. Dès le début, nous étions conscients que nous ne pouvions pas rivaliser avec une cinématographie qui disposait de toutes les ressources du monde, ce qui n’était pas le cas pour nous. Nous avions une réalité très riche, très dynamique, et nous aspirions à avoir suffisamment de créativité pour, à partir de là et avec les éléments essentiels -caméra, lumières, magnétophone-, faire des films intéressants qui nous placeraient sur un autre terrain, différent de celui du cinéma nord-américain. Je pense que c’est ce que nous avons fait et que nous l’avons bien fait. Aujourd’hui, le pays se trouve dans une situation encore plus critique et nous réalisons un film dont la réalisation tient presque du miracle, car le pays manque de tout ; néanmoins, nous déplaçons des ressources limitées et, grâce à l’imagination, au travail et à l’engagement personnel, nous atteignons notre objectif. Ni plus ni moins. Je crois que nous y parvenons.
Par Rebeca Chávez / Publié dans La Gaceta de Cuba, La Havane, septembre/octobre 1993
Traduit par Kinolatino