L’éternaute
Coïncidences et différences entre la bande dessinée et la série
Dans son premier livre, précisément intitulé Beginnings (1975), le grand critique culturel Edward Said affirme qu’un début est un acte d’interprétation, qu’il établit la manière dont un auteur structure le sens de son texte. Le début de l’Éternaute, la série Netflix (2025) réalisée par Bruno Stagnaro d’après la bande dessinée (1957) désormais légendaire de Héctor G. Oesterheld et Francisco Solano López, impose une distance entre les deux œuvres.
La première scène de la série se déroule dans un lieu inexistant dans la bande dessinée, un voilier au milieu d’un fleuve, et avec un type de personnage pratiquement absent de l’original : les femmes. Trois amies naviguent dans l’obscurité lorsque la lumière verte d’une aurore illumine le ciel ; au même moment, la côte disparaît dans un black-out massif et des flocons de neige silencieux tombent sur le pont du bateau au milieu de la nuit d’été. C’est ainsi que s’achève le monde.
Une ouverture qui nous dit que l’œuvre d’Oesterheld ne sera pas vénérée comme un texte sacré, mais que la série osera changer, ajouter ou corriger ce qu’elle jugera nécessaire. Paradoxalement, ce qui suit ce prologue est l’épisode le plus fidèle à la bande dessinée des six épisodes qui composent la première saison. Presque tous les argentins connaîssent, au moins dans les grandes lignes, ce point de départ : une nuit de truco (jeu de cartes) entre les amis Juan Salvo, Favalli, Lucas et Polsky, la surprise d’une chute de neige en plein été à Buenos Aires, la sinistre découverte que le contact des flocons de neige avec la peau est mortel et la fabrication artisanale d’une combinaison isolante pour sortir dans la rue, jusqu’à l’aventure inattendue de la rencontre avec une invasion d’extraterrestres à Vicente López (zone chic de Buenos Aires). À partir de ce territoire commun entre la bande dessinée et la série, Stagnaro s’approprie de plus en plus l’histoire et la rapproche de ses travaux antérieurs, voire de son lointain court métrage Guarisove, sur la guerre des Malouines.
À partir du deuxième épisode, chaque épisode comporte un long passage qui ne figure pas dans la bande dessinée et qui a généralement plus à voir avec les tensions entre les survivants, et la paranoïa de ne pas savoir si les autres sont des amis ou des ennemis, qu’avec la lutte directe contre les forces extraterrestres. Stagnaro a déclaré que l’un de ses projets de film non réalisés portait sur le déclenchement d’une guerre civile dans le pays. Il est évident que certaines de ces idées ont fait leur chemin jusqu’ici. La série circule dans un double sens : de grands détours dans l’intrigue et un retour à un moment emblématique de l’histoire d’Oesterheld.

Au-delà du grand nombre de changements spécifiques qui ne manqueront pas d’être débattus (Salvo est divorcé ; Favalli est marié ; le tourneur Franco est désormais conducteur de locomotive, etc.), la modification générale la plus notoire, en même temps, ce n’est pas nécessairement une trahison avec la bande dessinée qui se déroule dans le présent de sa publication, l’Argentine de la fin des années 1950, et la série fait de même, c’est-à-dire qu’elle se déroule aussi dans le présent de son apparition, qui est le nôtre (2025). Le changement d’époque implique nécessairement une autre série de modifications : les supermarchés chinois, les livreurs de pommes à vélo et les cacerolazos (concert de casseroles ) pour les coupures d’électricité fréquents. Il y a d’autres changements qui ressemblent aussi à des corrections nécessaires, comme l’apparition de personnages féminins (une modification qu’Oesterheld lui-même avait entreprise dans la deuxième version de l’histoire, publiée par la revue Gente en 1969 – avec des dessins extraordinaires d’Alberto Breccia – et suspendue par la revue elle-même avec une lettre d’excuse honteuse aux lecteurs, non pas pour la suspension mais pour la publication de la bande dessinée).
Dans la version originale, il n’y a que trois personnages féminins : une épouse et mère (Elena), une fille (Martita) et une tentatrice en bas résille et hauts talons qui, par le mensonge et la séduction, tente d’attirer les protagonistes dans un piège. Les femmes n’ont pas vraiment le choix : être sainte ou prostituée. Leurs destins sont également limités : la séductrice finit par mourir tandis que les deux autres jouent le rôle passif de la demoiselle en détresse qui sera sauvée par le héros. Il est clair que les personnages féminins sont représentés à travers le filtre d’un regard masculin très stigmatisant qui n’est pas entièrement de la responsabilité d’Oesterheld mais qui était le traitement standard des femmes dans les genres populaires d’il y a un demi-siècle ou plus. Dans la série, en revanche, Elena (Carla Peterson) est un médecin qui participe efficacement à la résolution des problèmes qui se posent, tout comme la livreuse vénézuélienne Inga (Orianna Cárdenas) ou l’adolescente Pecas (Paloma Alba), leader d’un groupe de jeunes rescapés.
Le choix de l’acteur Ricardo Darín pour le rôle de Juan Salvo est une autre transformation qui a suscité la controverse avant même la sortie de la série : Darín a 68 ans, alors que dans la bande dessinée, Salvo est un jeune homme. Cependant, il n’y a pas d’acteur plus évident pour diriger une production aussi coûteuse et symbolique. C’est que, au-delà de sa qualité d’acteur ou de sa célébrité, Darín apporte au rôle son propre poids en tant qu’acteur ayant connu le plus grand succès dans l’histoire du cinéma argentin et en tant que seule star locale jouissant d’une grande reconnaissance internationale. Sa pertinence est transmise au personnage. Mais ce n’est pas tout. Contrairement aux nombreux films hollywoodiens qui nous offrent le triste spectacle d’une star qui a cotisé pour sa retraite et tente de se faire passer pour quelqu’un de 25 ans plus jeune, cette série assume l’âge de son protagoniste et l’exhibe comme une vertu. « Ce qui est vieux fonctionne ! », s’exclame l’électronicien Favalli (César Troncoso) dans la série, lorsqu’il découvre que la technologie moderne a été réduite à néant par l’apocalypse imprévisible qui les frappe.
En fin de compte, le choix de Darín et la conversion de son groupe d’amis en sexagénaires est une justification bienvenue des personnes âgées dans une époque qui les méprise au profit d’un culte immérité de la jeunesse. D’autre part, l’utilisation d’une technologie ancienne et désuète, comme la radio à ondes courtes, fait se chevaucher le présent et le passé comme si les deux coexistaient dans le même espace et fait exister le monde du dessin animé dans celui de son adaptation contemporaine.
Malgré toutes les différences entre la série et l’original, deux caractéristiques fondamentales demeurent, sans lesquelles il ne s’agirait pas de l’Éternaute. Dans un essai désormais classique, Juan Sasturain a écrit que l’œuvre d’Oesterheld « a changé le domicile de l’aventure ». En effet, l’Éternaute offre une expérience sans précédent : il place les scènes maximalistes caractéristiques du cinéma américain, comme la lutte contre un monstre extraterrestre, dans des rues, des avenues ou des places qu’un Argentin non seulement reconnaît, mais qu’il a peut-être même arpentées. Aujourd’hui, alors que l’on peut demander n’importe quelle image à une IA, cela ne semble peut-être pas grand-chose, mais il est difficile d’exagérer l’excitation et la surprise que provoquait chez les lecteurs d’autrefois le fait de trouver des bêtes géantes venues d’une autre planète dans le stade de River ou défilant le long de l’avenue General Paz. Nous n’avions jamais rien connu de tel auparavant. Avec sa bande dessinée argentine de science-fiction, Oesterheld a élargi notre imaginaire, il nous a autorisés à penser à quelque chose que nous n’avions pas pensé auparavant.
La série conserve cet aspect et le renforce même car l’image cinématographique est plus puissante que l’illustration pour activer les ressorts de la reconnaissance. On vous dira que l’Argentine est déjà habituée aux scénarios apocalyptiques, mais ils viennent du système financier plutôt que de l’espace et jamais ils n’ont eu la forme fascinante d’une chute de neige mortelle. Les paysages urbains que nous avons vus mille fois sont désormais nouveaux, reconfigurés par les expressions du genre fantastique. En même temps qu’elle rend étrange le familier, la série renforce l’argentinité en rappelant que nous sommes au pays des cacerolazos, où l’on ne dit pas « me voy » mais « me tomo el palo » (la bande dessinée est écrite en espagnol neutre, autre fardeau de l’époque) et où un groupe de soldats peut chanter, dans un geste de reconnaissance partagé avec les spectateurs, le « Jugo de tomate frío » de Manal pour se donner du courage avant la bataille.

Personne ne se sauve tout seul
L’autre trait définitif que la série partage avec la bande dessinée s’exprime dans le choix du slogan « personne ne se sauve tout seul » : le concept de héros collectif, une idée qui est mécaniquement associée à l’Éternaute. Il est vrai que le rôle principal est partagé entre trois ou quatre amis, mais aucun d’entre eux n’a la dimension de Juan Salvo, qui raconte l’histoire à la première personne et lui donne son titre. De plus, si l’on lit attentivement ce que raconte la bande dessinée, il apparaît clairement que le sens du mot « collectif » est problématique. En principe, parce qu’il y en a plusieurs. D’une part, il y a Salvo, Favalli, le tourneur Franco, c’est-à-dire le groupe de héros sur lequel repose l’action, qui forment un collectif assez lâche et hétérodoxe : ils ont des désaccords et, de temps en temps, quelqu’un prend une décision contraire à l’opinion de la majorité.
D’autre part, il y a un collectif beaucoup plus fort, plus compact et plus proche de la définition stricte du terme, étant donné qu’il agit en obéissant à une direction centralisée : les hommes-robots, des humains soumis à un contrôle extraterrestre par un dispositif attaché à leur nuque.
Ce type de personnage est caractéristique de la science-fiction étasunienne des années 50, produite comme un râle d’agonie de la paranoïa maccarthyste et de la « peur du rouge » ou peur de la montée du communisme aux États-Unis. Une histoire emblématique de cette période est L’invasion des profanateurs (soit le roman de Jack Finney de 1954, soit la version cinématographique plus populaire de Don Siegel de 1956) dans laquelle des spores venues de l’espace se transforment en répliques d’êtres humains, mais avec une mentalité de ruche, un véritable collectif dépourvu de volonté individuelle, dont le but est de conquérir la planète. La métaphore paranoïaque est claire : n’importe quel voisin peut être un communiste sous le contrôle de l’Union soviétique.
Les hommes-robots d’Oesterheld sont une autre version de cette même idée qui abondait dans la fiction de l’époque. Le scénariste l’a probablement empruntée à Marionnettes humaines, un roman de Robert Heinlein dans lequel des parasites venus d’une lune de Saturne envahissent le cerveau des humains et s’emparent de leur volonté. Ce n’est pas seulement ce concept essentiel de l’Éternaute qui remonte à Heinlein. Dans un épisode clin d’œil à Étoiles, garde à vous !, la ville de Buenos Aires est attaquée et détruite par une race d’insectes géants. Oesterheld était un grand admirateur de l’écrivain, qu’il lisait dans la revue spécialisée Más Allá. Considéré comme la référence de la littérature fantastique étasunienne et l’un des créateurs de la science-fiction militarisée, Heinlein se définissait politiquement comme un anticommuniste et un libertarien, c’est-à-dire quelqu’un qui valorise avant tout la liberté individuelle et les forces du marché, et ses œuvres reflétaient cette idéologie. En s’inspirant de certains de ses symboles, Oesterheld en a entraîné le sens avec lui. Il n’est donc pas difficile de voir dans les envahisseurs qui obéissent aveuglément à une planification centrale, le véritable collectif confronté à l’initiative individuelle de Salvo, Favalli et quelques autres qui s’organisent librement, sans avoir besoin d’un gouvernement qui, après la chute de neige, n’existe plus. Les Cascarudos, les Gurbos, les hommes-robots, commandés à distance par un Mano, sont maladroits et inefficaces. Ce qui les rend redoutables, c’est leur nombre et leur force brute. Cependant, de petits groupes d’humains peuvent les vaincre car ils ont l’avantage d’avoir une volonté propre. La liberté individuelle triomphe du collectivisme.

L’œuvre d’Oesterheld est souvent lue par la gauche en d’autres termes : l’invasion est le colonialisme des puissances centrales, la résistance des survivants est la résistance péroniste après la proscription, ou encore la lutte armée pour stopper le capitalisme déshumanisant. Cependant, ces lectures sont basées sur l’histoire personnelle de l’écrivain qui, dans les dernières années de sa vie et jusqu’à sa disparition en 1977, pendant la dernière dictature militaire, était membre de l’organisation des Montoneros. Son militantisme révolutionnaire se reflète dans sa biographie du Che Guevara, dans sa réécriture de l’Éternaute en 1969 et dans la deuxième partie de la bande dessinée, écrite après son entrée dans la clandestinité et publiée en 1976. Cependant, la première partie de l’histoire, créée à la fin des années 1950, semble plus proche des idées du développementalisme, théorie économique qui postule l’industrialisation des pays périphériques. En effet, le graffiti « Votez Frondizi » est visible dans plusieurs vignettes, et il est indéniable que Favalli a le visage de Rogelio Frigerio, le principal conseiller économique du président développementaliste.
De ce point de vue, les protagonistes de la bande dessinée sont à l’image du pays de Frondizi qui mise sur la science et la technologie pour se développer : Juan Salvo possède une petite usine de transformateurs, Favalli est professeur de physique et Lucas est un passionné d’électronique. En d’autres termes, s’il existe un sujet collectif représenté dans l’Éternaute, c’est bien la classe moyenne professionnalisée, les entrepreneurs et les petits commerçants du secteur privé sur lesquels le développementalisme a compté pour industrialiser le pays. Le fait que la bande dessinée se concentre sur un groupe social ne signifie pas que le protagoniste est collectif. Il s’agit d’hommes dotés d’une initiative individuelle qui leur permet d’improviser des solutions à des problèmes aussi impensables qu’une invasion extraterrestre : avec le contenu d’un garage, ils parviennent à créer une combinaison isolante pour se protéger des chutes de neige ou à reconnecter une radio à ondes courtes et à communiquer avec d’autres survivants. Comme on l’a dit, ils sont l’exact opposé de l’énorme masse volontaire et téléguidée, le « déluge zoologique » d’insectes, d’animaux et de robots humains qui les attaquent.
La série de Netflix conserve également la classe moyenne comme sujet, bien qu’elle subisse les coups de 70 ans de dégradation. L’Argentine représentée par Oesterheld semble déjà être une utopie : il y a maintenant des émigrants de 2001 et des employés endettés qui ne peuvent pas payer leur loyer. Favalli n’est pas professeur de physique mais ingénieur en électronique, sinon il ne pourrait pas justifier une villa de deux étages situé en plein Vicente López et un voilier dans la ville de Tigre. Les voisins de la zone nord ne sont plus des employés des chemins de fer, comme les premiers que l’on voit mourir dans la bande dessinée. L’un d’eux mentionne qu’il envisage de clôturer une zone pour la protéger des habitants d’une zone voisine : même dans l’apocalypse, ils aspirent à vivre dans une « résidence sécurisée ». L’idée que ces personnages font partie d’un collectif est encore plus floue que dans la bande dessinée : il s’agit plutôt d’un ensemble d’individualités en conflit permanent.
D’un point de vue narratif, rien d’autre n’aurait de sens : pourquoi faire cohabiter quatre ou cinq personnages s’ils sont toujours d’accord et pensent de la même manière ? La confrontation entre les protagonistes se fait entre fuir dans une maison sur une île ou rester dans la ville, c’est-à-dire se sauver seul ou rejoindre la résistance pour affronter l’envahisseur.
La métaphore de l’Éternaute d’Oesterheld est un territoire contesté : parle-t-elle du colonialisme et de la lutte révolutionnaire ou de la liberté individuelle contre le collectivisme ? Inévitablement, il en sera de même pour cette série. Peut-être s’agit-il d’une autre manifestation de l’éternel drame de la classe moyenne argentine : face aux crises et aux gouvernements qui dévastent leur mode de vie, décident-ils de partir, de s’en aller ou de rester pour tenter de retrouver un pays normal ? Il est trop tôt pour en tirer un quelconque sens : l’événement final de cette première saison se déroule à la page 142 d’une bande dessinée de 350 pages. Il n’est cependant pas trop tôt pour attendre avec impatience la deuxième saison.
Le réalisateur belgo-guatémaltèque César Díaz aborde l’ambivalence de l’histoire et les influences personnelles qui nourrissent son deuxième long métrage, Mexico 86.
Le protagoniste du premier film de César Díaz, NUESTRAS MADRES (2019), était un archéologue médico-légal qui tentait de découvrir la vérité sur son père – disparu pendant la guerre civile guatémaltèque, dans les années 1980. Aujourd’hui, avec Mexico 86, le réalisateur d’origine guatémaltèque revient sur cette même période historique dans sa patrie déchirée par la guerre. Dans ce deuxième film, Maria (Bérénice Béjo), résistante de gauche et nouvellement mère, prend la difficile décision d’abandonner son fils Marco (Matheo Labbé) lorsqu’elle s’enfuit au Mexique. Dix ans plus tard, le garçon, qui espère un avenir meilleur, veut revoir sa mère. Accompagné de sa grand-mère et aidé d’un faux passeport, il la retrouve en exil au Mexique, où elle a poursuivi sa lutte pour la justice et l’activisme révolutionnaire, dans la clandestinité.
Dans l’œuvre émotionnelle de Díaz, les mères et les pères sont plus que de simples personnifications du Guatemala en tant que patrie troublée. En effet, les relations parents-enfants qui ont encadré ses récits jusqu’à présent incarnent la lutte pour négocier son propre passé et son propre présent, où se croisent le personnel, le politique et le social. À première vue, Mexico 86 est un drame policier d’époque au rythme rapide, avec des enjeux narratifs importants : Maria parviendra-t-elle à maintenir sa présence clandestine au Mexique ? Parviendra-t-elle à nouer avec Marco le lien parent-enfant absent depuis une décennie ? Mais parler avec Díaz révèle les nuances les plus subtiles du film : la profondeur de l’attention qu’il porte à ses personnages, son ambivalence quant à sa propre relation au passé. Au cours de notre conversation, le cinéaste s’est penché sur l’histoire personnelle de Mexico 86.

Savina Petkova : Après avoir vu vos deux films l’un après l’autre, j’ai eu le sentiment inexplicable que Mexico 86 avait existé, sous une forme ou une autre, avant Nuestras Madres, votre premier film. Est-ce le cas ?
César Díaz : En fait, oui ! Nuestras Madres a commencé comme mon projet de fin d’études à l’école de cinéma, en 2012. Comme vous pouvez l’imaginer, il a fallu du temps pour le développer et le financer. Finalement, nous avons obtenu un peu d’argent belge, mais cela a quand même pris du temps. Entre-temps, j’avais commencé à écrire un film intitulé Call Me Mary : l’histoire d’une immigrée guatémaltèque à Bruxelles qui a laissé son fils derrière elle et qui, dix ans plus tard, revient en Belgique pour la retrouver. Pour moi, cela a toujours été le cœur de Mexico 86 : deux personnes qui sont étrangères, même si elles sont mère et fils, et qui doivent apprendre à vivre ensemble. Mais à ce moment-là, tous les commentaires que je recevais sur ce scénario le décrivaient comme une histoire d’immigration, et je ne voulais pas en faire une histoire d’immigration. Mais lorsque l’un de mes producteurs m’a demandé d’expliquer l’origine de l’histoire de Call Me Mary, je lui ai raconté comment ma mère avait quitté le Guatemala pour le Mexique et comment j’avais grandi avec ma grand-mère à la place. Il m’a dit : « Pourquoi n’écrivez-vous pas cette histoire ? ».
SP : Il semble que c’était une invitation à rendre l’histoire personnelle. Comment abordez-vous cet aspect personnel de la réalisation d’un film ?
CD : Le fait est que j’ai besoin d’un sujet, d’un événement ou d’un personnage qui me tienne vraiment à cœur. Lorsque j’enseigne, je conseille toujours à mes élèves de choisir un sujet qui leur tient à cœur, car ils devront vivre avec pendant cinq ou dix ans, voire plus. Et si vous ne l’aimez pas vraiment, vous le laisserez tomber ! Pour moi, en fait, c’est un moyen de mieux connaître les personnages – je dois connaître ces personnes et savoir ce qu’elles ressentent dans certaines situations. Je suppose que c’est ainsi que mon expérience personnelle m’a aidé à développer mes films. J’ai aussi la chance d’avoir une identité mixte, guatémaltèque, mexicaine et belge, ce qui m’a permis de réaliser plus facilement [financièrement] le genre de films que je veux faire [grâce aux coproductions et au financement de l’UE]. Nous vivons à une époque où le nationalisme se développe et où les nationalités s’éloignent les unes des autres, mais il faut comprendre que le cinéma est le langage universel.
SP : Ce qui m’a frappé dans le film, c’est que Maria et Marco ne sont pas vraiment mère et fils, en ce sens qu’ils ne se considèrent pas comme tels : elle est une combattante en quête de vérité et lui est un garçon de 10 ans. Étant donné qu’ils ne sont pas liés par leur relation familiale, comment avez-vous construit un récit dans lequel ils se rapprochent puis s’éloignent à plusieurs reprises ?
CD : Le principal défi, d’un point de vue narratif, était d’éviter que le garçon ne devienne un fardeau. S’il le devenait, elle aurait abandonné. Pourtant, je savais qu’au fond d’eux-mêmes, ils devaient tous deux partager ce sentiment déroutant d’appartenir l’un à l’autre, sans savoir pourquoi ni comment. En termes de narration, je crois que cette histoire est un passage à l’âge adulte pour Marco, mais bien sûr, pour Maria, c’est différent. Son voyage narratif est guidé par un seul objectif [l’action révolutionnaire] et se heurte à de nombreux obstacles, dont Marco fait également partie. C’est pourquoi son passage à l’âge adulte me semble si poignant : il en vient à comprendre les raisons pour lesquelles sa mère l’a quitté. Faire un choix non pas parce qu’on n’aime pas quelqu’un, mais parce qu’on sait que cette personne n’a pas d’espace pour nous dans sa vie, c’est magnifique.

SP : Et c’est valorisant ! Souvent, et plus souvent encore dans les films d’époque, les enfants peuvent être considérés comme un handicap ou comme un sentiment abstrait – « les enfants sont l’avenir » – mais Mexico 86 va à contre-courant. Comment avez-vous façonné le personnage de Marco, un jeune garçon singulier et pourtant racontable ?
CD : Au début, tous ceux qui ont lu le scénario ont commenté le fait que nous ne suivions pas le point de vue de Marco. Je pense que dans l’imaginaire collectif, nous pouvons facilement nous identifier à ce genre de personnages d’enfants – si nous pensons aux 400 Coups (Les Quatre Cents Coups, 1959), ou au film argentin Infancia Clandestina (Enfance Clandestine) de 2011, nous sommes déjà habitués à cela en tant que spectateurs. Mais pour Mexico 86, je savais que cela ne fonctionnerait pas nécessairement, parce que le public finirait par juger Maria, elle aurait l’air d’une « mauvaise mère », peu importe ce que cela signifie, et occulterait les complexités de sa cause et de son sacrifice. Mais lorsque vous suivez son point de vue, vous comprenez les enjeux, leur importance, et à quel point elle croit fermement à la transformation de la société.
SP : Le film est dédié à votre mère. Le personnage de Maria a-t-il été inspiré par l’activisme de votre propre mère pendant la guerre civile guatémaltèque, ou par les conversations que vous avez eues avec elle ?
CD : Oui, je demandais toujours à ma mère et à ses compagnons : « Pourquoi ? » C’est un combat tellement difficile et douloureux, surtout dans le contexte de votre propre famille, vous devez constamment prendre des décisions difficiles. Mais elles me répondaient : « Parce que nous voulions créer un monde différent pour toi et ta génération ». Je pense qu’il y a là quelque chose de noble, parce qu’on ne pense pas à soi et qu’on est conscient qu’une transformation sociale et politique prend du temps. Vous ne vivrez peut-être pas assez longtemps pour la voir, mais vous pouvez encore offrir quelque chose de meilleur à ceux qui vous succéderont. Nous avons besoin de personnes comme Maria pour changer le monde. Si nous restons assis tranquillement et que nous allons manifester de temps en temps, cela n’arrivera pas.
SP : En ce qui concerne le casting, est-ce que ces considérations ont joué un rôle dans le choix de Bérénice Béjo pour le rôle de Maria et de Matheo Labbé pour celui de Marco ?
CD : J’ai toujours aimé le travail de Bérénice, mais au début je cherchais une actrice guatémaltèque. Aucune de celles que nous avons auditionnées n’était capable d’atteindre l’intensité dont nous avions besoin et de porter le personnage de Maria sur ses épaules – et puis j’ai vu un film argentin où Bérénice Béjo parlait espagnol et pour la première fois j’ai réalisé qu’elle était originaire de ce pays. Elle était partie pour échapper à la dictature. À ce moment-là, je pense que j’ai commencé à façonner le personnage en pensant à elle, mais je n’étais pas sûre que l’idée puisse aller quelque part. Parler aux producteurs était effrayant parce qu’elle est nominée aux Oscars, mais ils m’ont soutenu et voulaient au moins essayer.
SP : Je suppose que vous l’avez rencontrée en personne et que vous avez peut-être sympathisé sur des histoires personnelles de déplacement ?
CD : Oui ! Nous nous sommes rencontrés à Paris, après qu’elle ait lu le scénario. Nous avons eu une forte connexion et nous n’avons pas du tout parlé du film ! Nous avons parlé de nos expériences pendant des heures et, à la fin, j’ai dit quelque chose comme : « Mais tu veux vraiment faire ce film ? “, ce à quoi elle a répondu : ” Bien sûr ! C’était un rêve devenu réalité.
SP : Et Matheo ? C’était son premier rôle.
CD : Oui, et le casting pour Marco a pris beaucoup de temps. Au début, nous organisions des auditions pour les enfants, sans scénario ni texte, en rencontrant simplement les enfants et en discutant avec eux, puis en leur présentant des situations et en voyant comment ils réagissaient. Nous examinions également leur langage corporel, leur capacité de concentration et ce qui leur convenait. La particularité de Matheo – et j’ai trouvé cela assez déterminant – c’est qu’il est diabétique depuis son plus jeune âge. C’est encore un enfant, mais en même temps, en raison de ses problèmes de santé, il a une certaine maturité. Pour le personnage de Marco, nous avions besoin de quelqu’un qui puisse grandir très vite dans sa vraie vie, Matheo a également dû grandir rapidement. Mais en ce qui concerne le travail sur le plateau, nous avons discuté avec ses parents qu’il serait préférable de ne pas lui donner le scénario complet, donc nous avons travaillé scène par scène : chaque jour, il recevait la scène du lendemain et petit à petit, il a découvert le film dans toute sa plénitude.

SP : Vous avez tourné au Guatemala et au Mexique. En quoi ces deux expériences ont-elles été différentes pour vous, sur le plan industriel et personnel ?
CD : Tourner au Guatemala, c’était comme être à la maison, parce que nous avions la même équipe que pour Nuestras madres. Nous étions les mêmes, mais c’était un peu différent parce que nous nous connaissions mieux et que nous pouvions aller plus loin dans certaines scènes, ou travailler plus vite, ce qui était formidable. Par exemple, la directrice de la photographie [Virginie Surdej] et moi n’avions même pas besoin de nous parler parce que nous avions déjà travaillé ensemble à maintes reprises ; nous partageons les mêmes références. Mais cette fois-ci, ce qui était magnifique, c’est que nous étions là, ensemble, à marcher dans les rues, et que j’ai pu lui montrer les endroits où tout ce qui était dans le scénario s’était passé, y compris les massacres. À ce moment-là, les choses sont devenues très réelles pour nous deux. Partager cette expérience était très spécial pour tout le monde.
SP : Le Mexique, c’était une autre histoire, n’est-ce pas ?
CD : Comme vous le savez, le Mexique possède une énorme industrie cinématographique. Un jour, nous sommes 50 personnes sur le plateau au Guatemala, et le lendemain, nous sommes 125 au Mexique. Honnêtement, cela a été un choc pour moi de voir tous ces gens courir partout… C’est une autre façon de travailler. Je ne juge pas ! Je dis simplement qu’il est difficile de passer d’une petite équipe familiale à plus de 100 personnes en une journée. Il y avait beaucoup de « oui monsieur, non monsieur » et je disais toujours « je m’appelle César, d’accord ? On arrête les conneries. » [J’ai certainement eu besoin d’un temps d’adaptation. Mais je dois dire que j’ai appris à tourner des scènes d’action, ce que je n’avais jamais fait auparavant. Heureusement, mon premier assistant réalisateur [Pierre Abadie] avait fait beaucoup de scènes d’action et savait comment s’y prendre. C’était comme avoir un coach en action [rires] et j’ai vraiment apprécié cet énorme processus d’apprentissage.
SP : L’histoire de Mexico 86 commence en 1976, au Guatemala, ce qui correspond également à la période dont parle Nuestras madres, même si le film se déroule à l’époque actuelle. En d’autres termes, ce qui apparaît comme un passé traumatique qui se répercute tout au long de votre premier film devient le présent dans le nouveau film.
CD : C’était la période la plus sombre de l’histoire récente du Guatemala, donc c’était très difficile. Mais honnêtement, c’est aussi une obsession et une peur pour moi. J’ai vraiment eu peur pendant toute cette période. Je me souviens des violences, de la police et du fait que le dictateur apparaissait si souvent à la télévision qu’on avait l’impression qu’il était un proche. Je me souviens également d’avoir quitté le pays. Pour moi, le retour était donc une façon d’affronter cette histoire. Cependant, aussi sombre et difficile que cela ait été, il y a une forme d’espoir. Car la génération de mes parents, comme je l’ai dit, croyait vraiment qu’elle pouvait changer l’histoire et transformer sa société.

SP : Qu’avez-vous ressenti en retournant dans le pays où vous avez grandi ?
CD : J’ai vraiment eu l’impression de me replonger dans mes souvenirs. J’ai grandi au Mexique et le fait d’être sur place m’a certainement aidé à me rappeler comment c’était, à l’époque. Mais n’oubliez pas que la version de Mexico dont je me souviens dans les années 80 n’existe plus. À l’époque, c’était aussi une ville incroyable, mais elle était encore… je ne sais pas comment l’expliquer, elle était humaine – ou du moins mieux à même de relier les humains les uns aux autres. Par exemple, lorsque j’allais à l’école à l’âge de 10 ans, j’ai traversé toute la ville, du nord au sud, par les transports publics. Cela me prenait 45 minutes et il ne m’arrivait jamais rien de grave. Mais aujourd’hui, personne ne permet à un enfant de 10 ans de faire cela, et le trajet dure deux heures et demie. Mexico est devenue une ville gigantesque qui échappe au contrôle, ou du moins au contrôle des citoyens…
SP : Et si vous reveniez à cette période particulière ?
CD : Pour être honnête, je pense que c’est la dernière fois que je retourne là-bas, à cette époque. Il a été très important pour moi de le faire parce que je crois que c’est une façon fructueuse de confronter les Latino-Américains d’aujourd’hui, à travers notre propre histoire récente. Les films d’époque réalisés aujourd’hui disent : « Vous savez quoi ? Nous étions là il y a 40 ou 50 ans. Nous ne devrions plus y être ! » La semaine dernière, j’ai vu des images d’arrestations en Argentine qui m’ont rappelé un passé pas si lointain. Cette image aurait pu être prise dans les années 80 et elle aurait été la même. C’est terrifiant, mais nous devons nous souvenir. La raison pour laquelle nous faisons des films est de rappeler aux gens que cela peut se reproduire. Nous ne pouvons pas permettre que cela se reproduise parce que nous avons tiré les leçons du passé – du moins je l’espère.
Par Savina Petkova / Festival Locarno
Traduit par Kinolatino
À propos du film Fresa y Chocolate
Comment le projet « Fraise et Chocolat » a-t-il vu le jour ?
Il est né d’une inspiration. C’est ainsi que j’ai réalisé tous mes films. Vous voyez quelque chose, vous lisez quelque chose et vous commencez à réfléchir. C’est ce qui s’est passé avec le conte de Senel Paz, « El lobo, el bosque y el hombre nuevo » (Le loup, la forêt et l’homme nouveau). C’est une histoire qui a eu une grande résonance, elle a déjà quatre versions théâtrales et plusieurs éditions. Mais ce n’est pas à partir de cette résonance du texte que j’ai décidé de faire le film. J’ai lu le manuscrit avant qu’il ne soit récompensé, avant qu’il ne soit connu. J’ai fini de le lire et je me suis dit : voilà un film, opportun, qui pourrait être intéressant, et j’ai appelé Senel. Il a accepté. Quand l’impression est très forte, comme c’est le cas ici, et que tout se met en place, le projet avance. Senel s’est mis au travail, s’il ne s’était pas mis au travail comme il l’a fait, nous ne serions arrivés à rien. Nous avons beaucoup discuté de la manière de réaliser le scénario et il me semble maintenant que le film pourrait être important, non seulement pour moi, pour ma carrière ou ma filmographie, mais aussi pour la situation dans laquelle nous vivons.
C’est un film qui s’inscrit parfaitement dans l’époque actuelle, où nous devons prendre conscience des nombreuses erreurs commises au fil des ans. Nous devons changer à bien des égards et ce film met l’accent sur l’un de ces aspects : l’attitude d’intolérance qui a longtemps existé à l’égard d’un secteur de la population, l’homosexualité. En fin de compte, l’intolérance à l’égard d’un secteur dénote l’intolérance à l’égard de beaucoup d’autres choses. Mais on ne fait pas des films pour transformer la réalité ou pour changer quelque chose. On fait des films parce que le cinéma, en premier lieu, doit nous donner du plaisir, et en ce sens, ce film peut être très attrayant, émouvant, avec de l’humour et en même temps avec une charge émotionnelle très forte.

Que signifie la continuité ou la rupture dans votre travail ?
Avec le recul, je me suis rendu compte que chaque film que j’ai réalisé a été une tentative de rupture avec ce qui avait précédé. J’ai fait une comédie, « Las Doce Sillas » ; puis « Cumbite », qui est une exception dans ma filmographie ; puis une autre comédie, « La Muerte de un Burócrata », et de là je suis passé à un film totalement différent : « Memorias del Subdesarrollo » ; et de là à « Una Pelea Cubana Contra los Demonios », qui n’a rien à voir avec Memorias…, la Pelea… est un film historique, exaspéré, d’un autre style et d’un autre ton. J’ai toujours pris une direction différente. Je n’ai jamais essayé de perfectionner ou d’insister sur ce qui avait été traité dans le film précédent. Fresa y Chocolate traite de notre réalité, il touche directement des aspects de notre réalité avec un sens critique et n’a rien à voir avec les films qui l’ont précédé, « Cartas del Parque » et « Contigo en la distancia » (un court métrage de fiction qui n’est pas sorti à Cuba), qui sont deux films d’amour, purement sentimentaux, qui n’ont rien à voir avec notre contexte.
La crise de conscience de certains personnages de « Memorias del Subdesarrollo » est également présente dans « Fresa y Chocolate », bien qu’il y ait vingt-cinq ans entre les deux films et que le processus créatif, par exemple dans l’écriture du scénario, ait été complètement différent. S’agit-il d’une coïncidence, d’une volonté ?
Dans tous mes films, il y a des caractéristiques communes, une continuité, quelque chose qui nous permet de comprendre qu’ils ont été réalisés par la même personne. Dans le cas présent, le lien entre ce film et ce projet est évident. La crise de conscience des personnages n’est pas le seul point de contact. Je suis sûr qu’il y en a beaucoup d’autres, dont certains sont consciemment soulevés. Je dirais que le contexte dans lequel se déroule « Fresa y Chocolate » a beaucoup à voir avec celui de Memorias… À certains moments, lors des premières conversations sur le scénario, la présence de ce film était très forte.
La relation entre le cinéma et la littérature est ancienne et pas toujours heureuse. Pour beaucoup, le texte littéraire permet au lecteur de créer son propre univers, alors que le cinéma ne le permet pas, il vous enferme dans une seule image…
C’est la différence essentielle entre la littérature et le cinéma, entre le mot et l’image. Je ne veux pas faire de leçon théorique, le cinéma s’accompagne aussi de la parole. La littérature vous suggère et le cinéma vous précise. Il encadre certaines choses de manière plus précise. C’est pourquoi je pense que les écrivains se sentent généralement trahis lorsqu’ils voient leur travail à l’écran, ils avaient imaginé une chose et ce qui sort est déjà quelque chose d’autre qui commence à fonctionner tout seul. Je pense que lorsqu’un écrivain écrit, le texte devient incontrôlable parce que chaque destinataire va imaginer un protagoniste – son protagoniste – avec des caractéristiques très spécifiques. Le cinéma unifie en une seule image tant d’interprétations possibles de cette littérature. Je n’ai jamais pensé qu’il était productif ou utile – je ne serais jamais intéressé – de faire une adaptation d’une nouvelle ou d’un roman en film. Cela a été fait et certaines adaptations ont de la valeur, mais pour moi, cela n’a aucun intérêt. En tant que matière première pour la réalisation d’un film, la littérature m’intéresse autant que n’importe quel autre aspect de la réalité. Ce n’est pas que l’une soit supérieure à l’autre, ou qu’elle soit au-dessus ou au-dessous de l’autre. Ce sont des conceptions artistiques différentes. La littérature peut décrire ce qu’il y a à l’intérieur du personnage, ses motivations, d’une manière plus directe, elle caractérise le personnage avec des mots. Comment traduisez-vous cela en images ? Vous n’avez pas d’autre choix que de le mettre dans le personnage, de jouer à partir de lui. Les yeux de l’acteur sont ce qu’il y a de plus expressif au monde, la fascination du regard, la fascination des gros plans… Lorsque David – le personnage de ce film – est laissé seul dans La Guarida (le repaire), (qui est la scène fondamentale et très importante) et qu’il commence à regarder, nous devons voir ce qu’il regarde et il faut que ce soit des choses qui fascinent également le spectateur d’une certaine manière, afin que cela corresponde à l’attitude du personnage. C’est une synthèse visuelle qui est décisive. Ce sont des choses qui se produisent dans la littérature d’une manière différente, avec des mots.

Senel a clairement indiqué que le thème de son histoire était l’intolérance. Est-ce également le thème du film ?
Oui, l’intolérance, qui peut être envers les homosexuels, comme envers tant de choses qui vont au-delà de ce qui a été établi comme une norme, un schéma ou un chemin étroit à suivre.
Considérez-vous que cette intolérance est toujours présente dans la réalité cubaine d’aujourd’hui ?
Oui, bien sûr, elle est toujours présente. L’histoire – et aussi le film – se déroule il y a vingt ans, lorsque l’homophobie et les manifestations de persécution des homosexuels sont devenues plus aiguës, des situations vraiment abominables, des situations extrêmes, qui heureusement ne se produisent plus aujourd’hui. Ce phénomène fait encore l’objet d’un certain rejet et d’une incompréhension, non seulement dans cette société, mais partout dans le monde. C’est un problème que certains endroits ont mieux compris, tandis que d’autres ont moins bien compris que ce phénomène n’est pas une maladie, ce n’est pas une aberration, ce n’est pas une dégénérescence, ce n’est rien de tout cela. C’est une condition ou une façon d’être différent dont il faut accepter l’existence.
Un film gay ?
Non. Quand je parle d’incompréhension, je parle de l’incompréhension des uns et des autres. Y compris de la part des homosexuels. Et parfois on le justifie, parce que quand les gens sont enfermés dans un ghetto, leur façon de voir les choses est déformée. Je suis fatigué de voir des homosexuels qui pensent que tout le monde est gay, qui tournent leur état vers tout le monde, et c’est aussi une façon de déformer la réalité. Alors parler d’un film gay parce qu’il parle d’homosexuels, je pense que c’est exagéré. Le film ne prend pas parti pour les homosexuels, et ce n’est pas non plus un film qui fait la promotion de l’homosexualité. Non, il ne s’agit pas de cela, il s’agit de montrer une situation qui a été mal comprise, point final.
Qu’est-ce que le film pourrait promouvoir ?
Compréhension du phénomène de l’homosexualité. Ce serait le meilleur mérite qu’il puisse avoir.
Depuis « Mémoires du sous-développement », La Havane n’avait pas joué un rôle aussi important…
La Havane est une ville splendide et fait partie du contexte dans lequel l’intrigue se développe. J’aimerais qu’elle apparaisse dans plus de films. La Havane est ma ville, une ville que j’ai appris à apprécier au fil des années et je souffre beaucoup de voir le processus de détérioration qu’elle subit actuellement. Émotionnellement, elle a une grande signification pour moi et je voudrais tout photographier, je voudrais préserver les choses, au moins pour faire prendre conscience aux gens de ce qui est en train de se perdre. Dans le film, nous essayons même de le dire directement, mais je ne sais pas si cela suffira et si nous parviendrons à transmettre un peu de cette splendeur qui se perd et qui fait si mal.

Que représente encore pour vous le cinéma ?
C’est un instrument inestimable pour pénétrer la réalité. Comment l’expliquer ? Le cinéma n’est pas une simple représentation. Le cinéma est une manipulation. Il vous donne la possibilité de manipuler différents aspects de la réalité, de créer de nouvelles significations, et c’est dans ce jeu que l’on apprend ce qu’est le monde. J’avais de nombreux penchants : pour la musique, pour la littérature, pour la peinture, et même pour les choses manuelles : la mécanique, la menuiserie, les tours de magie, autant de choses qui ont peuplé mon enfance. J’avais une apparente dispersion. Mais tout cela s’est synthétisé dans le cinéma, et le jour où j’ai eu pour la première fois une caméra 8 mm entre les mains a été la révélation, la certitude de ce que j’allais devenir, parce qu’à travers le cinéma j’ai pu développer toutes ces inclinations ensemble.
Pourquoi les femmes ne sont-elles pas des personnages importants dans vos films ?
Je ne peux vraiment pas répondre à cette question. Je ne sais pas, mais il est vrai que je n’ai pas développé de personnages féminins dans mon travail dans la même mesure que j’ai développé des personnages masculins. C’est un monde que je n’ai peut-être pas assez pénétré. Mais j’ai fait des tentatives.
Et Mirta Ibarra ?
Une dernière tentative. Avec Mirta, c’était la maturité. Nous sommes ensemble depuis vingt ans et notre relation est très étroite, très riche, mais cela n’a pas été facile. Mirta a commencé à travailler sur mes films après huit ans de vie commune, ce qui n’est pas anodin, mais à partir de là, nous avons fait plusieurs choses et la qualité de notre relation s’est améliorée, elle s’est considérablement approfondie. Mirta joue également un rôle important dans « Fresa y Chocolate » et travailler avec elle est particulièrement agréable.
À quoi ressemblera ce film ?
Le premier mot qui me vient à l’esprit est qu’il doit s’agir d’un film émouvant, qui, par le biais de sentiments, d’émotions, aborde certains problèmes et, à partir de là, encourage et stimule la réflexion du spectateur sur les problèmes rencontrés par les personnages. Le film sera – j’aimerais qu’il soit – un film émouvant, plein d’humour et d’émotion.
Cuba vit un moment très particulier, est-ce que ce sera un film controversé, difficile ?
Dur ?
Le film va confronter les gens à des réalités qui sont en eux, mais qu’ils ne veulent pas voir ?
Ah, dans ce sens, oui. Pour moi, ce sera la chose la plus intéressante. Je suis convaincu de ce que nous disons avec le film. Je sais qu’il y a beaucoup de gens qui ne comprennent pas tout à fait cela et je pense que le film peut les aider à comprendre beaucoup de ces choses.

Vous avez toujours été associé à une position critique…
J’ai toujours eu une attitude critique. Je l’ai conservée. Je pense que c’est la chose la plus productive que j’ai pu faire dans ma vie. Ce cinéaste s’intéresse à ce qu’il pense être un problème avec le socialisme. Quelqu’un m’a dit, et je suis tout à fait d’accord, que le scénario du socialisme est excellent, mais que la mise en scène laisse à désirer, et qu’il faut donc la critiquer. C’est la meilleure façon de contribuer à son amélioration.
L’art est-il plaisir, controverse, nécessité ?
Je crois que la pratique de l’art dans cette société, comme dans toute autre, répond à un besoin humain de se faire plaisir, de profiter de la vie. L’art n’est rien d’autre que cela : une façon d’essayer de profiter de la vie, d’essayer de mieux la comprendre, d’essayer d’en tirer le meilleur parti. Je pense que la réponse s’arrête là. Or, dans une société comme la nôtre, qui traverse une période très critique de transformation violente, l’art – comme toute chose – souffre de cette situation et doit s’en faire l’écho d’une manière ou d’une autre. Il faut faire la distinction entre le cinéma et la musique, par exemple. La musique est un art tellement abstrait qu’elle n’affecte pas directement la réalité, alors que le cinéma le fait. Le cinéma ne peut s’empêcher de s’inspirer directement d’aspects de la réalité et de les utiliser pour créer une œuvre, qui doit nécessairement avoir un sens et un impact sur la réalité elle-même.
Si nous parlons du cinéma en ce moment, notre cinéma, outre le plaisir et la jouissance qu’il contient, ce qui est fondamental, doit aussi nécessairement adopter une position par rapport à la réalité, un critère, exercer la critique d’une certaine manière par rapport à la réalité et, en même temps, être l’objet de la critique. Je crois que la critique est fondamentale dans tout processus de développement. La seule façon pour une société de se développer est d’avoir une conscience critique de ses problèmes. Lorsque l’on joue le jeu de cacher les aspects laids de la société, ceux-ci se perpétuent. Et il me semble que c’est la pire chose qui puisse nous arriver. Sur cette île, à 90 miles des États-Unis, un pays avec lequel il y a de fortes tensions, lorsque nous critiquons, beaucoup de gens s’insurgent et disent : si vous critiquez notre réalité, vous donnez des armes à l’ennemi. Franchement, je n’y crois pas. Je ne le crois pas.
Il y a plusieurs façons de critiquer, on peut le faire de l’extérieur et de l’intérieur. Lorsque l’ennemi nous critique, il le fait pour nous détruire ; mais lorsque nous critiquons notre réalité, nous le faisons précisément pour le contraire, pour l’améliorer. Lorsque l’on adopte cette attitude et que l’on est conscient de la nécessité de la critique, il faut savoir que l’on est également l’objet de la critique et que l’on recevra une réponse. Il y a une confrontation, une lutte ou, dans le meilleur des cas, un dialogue, et je crois que c’est la chose la plus saine qui puisse nous arriver. Cela n’a pas été facile. Je ne pense pas que beaucoup de gens le comprennent de cette manière. Beaucoup se barricadent, se ferment, et d’autres utilisent le pouvoir pour essayer de couper l’exercice de la critique, et c’est une lutte qui n’est pas facile.
Récemment, un film, « Alice au peuple des merveilles », a été au centre d’un scandale : était-ce un film contre-révolutionnaire ?
Je suis convaincu qu’Alice… est un film honnête qui a cherché à critiquer certains aspects de notre réalité dans le but sain de contribuer au processus de « rectification des erreurs » qui avait été proclamé il y a quelque temps. Contre Alicia… un cafouillage politique a été fait qui n’a fait que mettre en évidence le manque de confiance de nombreux responsables dans la capacité de la Révolution à assimiler la critique et à l’assumer comme un instrument efficace dans le processus de construction d’une société plus juste. Le résultat positif de cet incident malheureux est d’avoir vu comment les cinéastes ont réagi de manière unie face à l’indignation sans se laisser manipuler par des forces antirévolutionnaires. L’attitude du Conseil national de l’UNEAC doit également être considérée comme un signe encourageant.
25 ans après que Sergio, le protagoniste de Memorias… ait marché sur le Malecón, comment voyez-vous la révolution cubaine ?
La première chose à souligner est que je n’ai rien à voir avec Sergio. C’est-à-dire que je peux parcourir les mêmes chemins, les mêmes endroits que Sergio, je peux même partager beaucoup de ses critères, de ses opinions critiques sur notre société, mais il y a une différence essentielle : Sergio est un spectateur passif de la réalité, moi non. J’ai toujours participé, dès avant la révolution, à la lutte pour la révolution, et tout au long de ces années, j’ai participé activement. Il me semble qu’il s’agit là d’une différence fondamentale. J’ai eu le privilège extraordinaire de vivre toute cette étape de l’histoire de mon pays, qui a été dure mais qui, en même temps, a servi à sauver la dignité de l’être humain dans notre pays, ce qui vous remplit de joie. J’ai pensé à l’époque, et je pense toujours, que la révolution a montré que nous pouvions prospérer et nous développer sans devoir être soumis à un autre pays, c’est-à-dire que nous pouvions atteindre une indépendance économique relative. Comme le dit Sergio à la fin de Mémoires…, face à la possibilité d’une fin apocalyptique pendant la crise d’octobre : « C’est une dignité très chère ». Je pense que oui, c’est une dignité très chère, qu’il faut payer un prix élevé, mais l’important est que nous étions prêts à le payer et que nous sommes prêts à le payer dans la mesure où il y a une possibilité d’atteindre cette indépendance et cette dignité, avec dignité. Tel était notre sentiment il y a vingt-cinq ans lorsque nous avons réalisé Mémoires… et c’est encore le cas aujourd’hui, mais au cours de ces années, beaucoup de choses ont changé. Aujourd’hui, la révolution est menacée non seulement par l’effondrement du camp socialiste, mais aussi de l’intérieur, par des ennemis cachés ou déclarés, et surtout, je pense, par nos inefficacités. Je pense que nous devons beaucoup réfléchir à cela et que des changements sont imposés à l’intérieur et à l’extérieur, c’est-à-dire que des changements sont imposés à nos mécanismes, à notre économie, mais que des changements sont également imposés – parce qu’ils sont injustes et absurdes – à l’extérieur. Le blocus des États-Unis contre Cuba, qui est une agression inhumaine, doit être levé. Je suis sûr qu’une fois le blocus levé, tout serait, non pas plus facile, mais cela impliquerait d’autres changements à l’intérieur du pays. C’est la différence entre hier et aujourd’hui. La crise actuelle est beaucoup plus grave et nous devons réfléchir à ce qu’il faut faire pour ne pas revenir à une situation de dépendance, de capitalisme dépendant, comme celle que nous avions avant le triomphe de la révolution.

Pour en revenir au film, parlez-moi de la co-réalisation avec Juan Carlos Tabío.
Cela a été un travail très collectif, vraiment, avec tout le monde, mais ce qui m’a donné le plus de satisfaction, c’est de travailler avec Juan Carlos, parce que c’est une situation très difficile de partager la direction d’un film. C’est difficile. Et cela peut provoquer beaucoup de tensions. Et ici, nous étions confrontés au fait que nous devions le faire. Sa réponse ? La meilleure. Sur la base d’une amitié, il s’est donné à un film qui n’était pas le sien et il a commencé à travailler et à fournir des efforts que je ne voudrais pas faire à sa place, parce que faire un film que quelqu’un d’autre aime doit vous mettre dans une situation de grande tension. Je pense qu’à tous égards, cela a été une expérience formidable, non seulement du point de vue du travail, du film, mais aussi du point de vue humain. C’est un défi que tout le monde ne peut pas relever.
Faire des films à Cuba.
Je pars du principe que le cinéma dans notre pays est un luxe, étant donné les conditions dans lesquelles nous devons nous déplacer. Je dis luxe et je ne veux pas que cela soit compris comme un gaspillage, mais comme quelque chose à quoi nous aspirons et que nous avons été capables d’exercer. Je pense que nous avons pu le réaliser de la meilleure façon possible. Pourquoi ? Parce que nous n’avons pas essayé de faire du cinéma hollywoodien comme dans d’autres endroits, et je dis hollywoodien parce que c’est le cinéma que tout le monde voit, le cinéma qui se vend. Dès le début, nous étions conscients que nous ne pouvions pas rivaliser avec une cinématographie qui disposait de toutes les ressources du monde, ce qui n’était pas le cas pour nous. Nous avions une réalité très riche, très dynamique, et nous aspirions à avoir suffisamment de créativité pour, à partir de là et avec les éléments essentiels -caméra, lumières, magnétophone-, faire des films intéressants qui nous placeraient sur un autre terrain, différent de celui du cinéma nord-américain. Je pense que c’est ce que nous avons fait et que nous l’avons bien fait. Aujourd’hui, le pays se trouve dans une situation encore plus critique et nous réalisons un film dont la réalisation tient presque du miracle, car le pays manque de tout ; néanmoins, nous déplaçons des ressources limitées et, grâce à l’imagination, au travail et à l’engagement personnel, nous atteignons notre objectif. Ni plus ni moins. Je crois que nous y parvenons.
Par Rebeca Chávez / Publié dans La Gaceta de Cuba, La Havane, septembre/octobre 1993
Traduit par Kinolatino
L’homme des bois et le diable
La mort est au cœur de ce drame brésilien. Alex (Wellington Abreu) retourne sur sa terre d’origine lorsqu’il découvre que son père est malade. Travaillant dans un abattoir, il sera confronté à des rituels impliquant des sacrifices au nom de la communication avec l’au-delà. Pendant ce temps, les serpents à sonnettes rôdent dans la région et les hommes de main de la ferme tirent sur les intrus qui puisent de l’eau dans la rivière qu’ils monopolisent. Dans l’usine, des hommes travaillent avec des machines lourdes capables de leur couper un doigt, d’autres tombent dans les silos, asphyxiés par le grain. Dans les plantations, une jeune fille répand des pesticides en abondance.

Le réalisateur Guilherme Bacalhao préfigure une ou plusieurs mort(s), consolidant un destin inévitable. Le spectateur suit l’aventure d’Alex, chanteur moyen, qui cherche à tout prix à faire remarquer ses chansons, sachant que le succès éventuel lui coûtera cher – impression favorisée par le titre. Cet homme est tenté par un recours à des croyances locales et des superstitions : le hochet de serpent à sonnette dans sa guitare, la main coincée dans un trou la nuit près de l’église, les dictons spécifiques pour implorer les forces transcendantes de l’aider. L’alcool et d’autres offrandes font partie du processus.
L’aspect le plus intéressant de Pacto da Viola réside dans la combinaison d’innombrables croyances issues d’un Brésil multiculturel et syncrétique. Stratégies chrétiennes et païennes, tourments verbaux ou actions concrètes sont utilisés par des personnages confrontés quotidiennement à la finitude, à l’invisible, à l’impondérable. Au lieu de se tourner vers les praticiens d’une croyance spécifique, Guilherme Bacalhao privilégie un certain amalgame organique de traditions – de la Folia à Urucuia aux histoires traditionnelles de pactes entre les sertanejos (cowboy brésilien) et le diable. Il va de Faust à la littérature de cordel, de l’érudition au populaire.
Il contextualise également le récit dans un débat sur la tradition et la modernité. Alors que le père et les oncles d’Alex représentent la prédominance de la foi, sa cousine Joice (Gabriela Correa) illustre la tendance individualiste et sceptique des nouvelles générations. Elle rejette les pratiques de la génération précédente comme étant absurdes ; elle préfère la musique électronique aux airs de guitare ; et elle pulvérise volontiers des produits chimiques sur les plantes. Elle méprise le passé, tout en ne montrant aucun intérêt particulier pour l’avenir. Elle semble vivre dans un éternel maintenant, apparaissant opportunément pour Alex dans trois ou quatre scènes lorsque le scénario a besoin d’un conflit.

Heureusement, l’actrice est à l’aise avec les dialogues, ainsi qu’avec un corps nu, sans vanité, ce qui favorise l’interaction avec le protagoniste. Wellington Abreu, à la place du personnage Alex calme et sombre, minimise les expressions au point de le rendre quelque peu mystérieux pour le spectateur. Il est difficile de savoir exactement ce qu’il ressent à l’égard de son père malade et de sa mère décédée, ou comment il exprime ses sentiments à travers la musique – nous n’entendons qu’une seule chanson, et le scénario élimine les scènes où le protagoniste compose, répète ou même apprécie la musique. Pour un homme si déterminé à progresser dans sa carrière, il semble curieusement indifférent à la musique et aux sons en général.
Cette perception pourrait être étendue à l’ensemble du film. Pacto da Viola occupe le terrain du presque, de l’à-peu-près, de l’insinuation, de l’imminence. Il flirte avec l’horreur et le cinéma de genre (certains plans subjectifs de l’intérieur des buissons simulent le regard du diable), sans jamais vraiment plonger dans les possibilités fantastiques d’échapper à la réalité. Il menace de basculer dans le grotesque ou la réalisation du mal, bien qu’il s’en tienne à la sobriété et à la placidité, soucieux de plaire au spectateur et de maintenir un ton linéaire.
En même temps, l’hypothèse d’un accord avec Tinhoso (le diable) impliquerait d’importantes conséquences morales et éthiques pour Alex. Après tout, le garçon ambitieux recevrait le don de la musique en s’alignant sur les forces du mal. Malgré cela, il n’y a aucun avantage à tirer de ces liens louches. La communication avec cette force elle-même semble modeste, minimaliste – avec l’ellipse, le spectateur peut se demander si un pacte a réellement été établi. L’humour potache (la séquence de blagues avec les différents noms du diable) atténue la force d’une entité à laquelle les personnages sont censés croire.
Dès les premières scènes, le scénario prépare le spectateur à la Folia, qui devrait jouer un rôle fondamental dans le lien entre le père et le fils. Pourtant, la fête ne se matérialise pas sous nos yeux. On peut y voir le choix d’atténuer les forces et la catharsis – voir le pacte démoniaque dépourvu d’érotisme, de ferveur, d’angoisse, de peur, de grotesque ou de sublime. Volontairement ou non, Guilherme Bacalhao conserve sa fable dans un registre mélancolique. Le résultat est assurément cohérent et conscient de la portée de ses ambitions. Le réalisateur ne fait pas de pas plus grands que ses jambes – peut-être même les fait-il plus petits que ses jambes ne le permettraient.
Il en reste une œuvre simple et consciente de la manière dont les croyances sont introduites dans nos vies, en particulier dans ce que l’on appelle le « Brésil profond », loin du cynisme des métropoles. L’auteur s’intéresse à la religion, à la musique et au surnaturel en tant qu’idées, plutôt qu’en tant que possibilité audiovisuelle réelle. Cela peut frustrer ceux qui s’attendent à ce que ces thèmes soient abordés avec plus d’audace et de verve ; ou cela peut plaire à beaucoup d’autres pour qui l’horreur fonctionne mieux en tant que mention et concept. Laissons le spectateur imaginer, par lui-même, les nombreuses lacunes volontairement cachées dans le voyage d’Alex.
Bruno Carmelo / Meioamargo
Bruno Carmelo est critique de cinéma depuis 2004, membre de l’ABRACCINE (Association brésilienne des critiques de cinéma) et de la FIPRESCI (Fédération internationale des critiques de cinéma). Il est titulaire d’une maîtrise en théorie du cinéma de l’Université de la Sorbonne Nouvelle – Paris III. Il a travaillé pour des médias tels que AdoroCinema, Papo de Cinema, Le Monde Diplomatique Brasil et Rua – Revista Universitária do Audiovisual. Il donne des cours d’audiovisuel et écrit des articles sur le cinéma.
Traduit par Kinolatino

Après des études de musique et de journalisme et un voyage d’étude à New York, Sara Gómez commence à étudier et à travailler à l’ICAIC à partir de 1961. Elle réalise ses premiers courts métrages documentaires et est assistante de réalisation sur les longs métrages de Tomás Gutiérrez Alea (Cumbite, 1964) et de Jorge Fraga (El robo, 1965). C’est Alea qui a encouragé Gómez à réaliser le long métrage De Cierta Manera.
De Cierta Manera n’est pas seulement le premier long métrage cubain réalisé par un cinéaste afro-cubain. Il s’agit du seul long métrage de Gómez et, qui plus est, elle n’a pas été en mesure de le terminer elle-même. À peine âgée de 31 ans, Gómez est décédée d’une poussée aiguë d’asthme chronique. Le film n’est pas terminé lorsqu’elle meurt en 1974, et les collègues de Gómez, Espinosa et Alea, qui ont également participé au scénario de base, terminent le montage de De Cierta Manera. Il a fallu attendre 1977 pour que le film soit projeté pour la première fois dans les salles de cinéma cubaines. Cela est dû à des problèmes techniques lors du montage, mais peut-être aussi à un durcissement idéologique de l’autorité cubaine, troublée par les critiques de Gómez à l’égard de la révolution cubaine.
Le film se déroule à Miraflores, un quartier populaire de La Havane, la capitale cubaine. Avant la révolution cubaine, Miraflores était un bidonville connu sous le nom de Las Yaguas. De nouveaux logements ont été construits en 1962. Malgré la reconstruction du quartier, il a été difficile d’intégrer réellement les habitants pauvres ou « marginados » de Las Yaguas / Miraflores dans la nouvelle société cubaine. De Cierta Manera montre comment, malgré la révolution dans un quartier comme Miraflores, les anciennes valeurs et idées telles que le machisme, le sexisme et le racisme ont persisté.
Gómez a choisi de raconter son histoire d’une manière radicalement hybride. Le film alterne entre un documentaire classique avec une voix narrative omnisciente et des rythmes tropicaux, des images d’archives propagandistes, des interviews de cinéma vérité, des reconstitutions semi-documentaires, des photographies et des séquences fictives. À travers ces différents modes narratifs, accompagnés d’une bande sonore tout aussi diversifiée et créative inspirée de la salsa et de la rumba cubaines, Gómez réalise un film politique fort qui traite de la pauvreté, du chômage et de l’analphabétisme des marginaux cubains et des réalisations de la révolution cubaine pour éliminer cette marginalité. Par le biais de la fiction, Gómez aborde également les imperfections de cette révolution et en fait une critique constructive. Par le jeu permanent entre le documentaire et la fiction, Gómez a clairement voulu favoriser le questionnement et la capacité critique des spectateurs.
Au premier plan des transformations révolutionnaires et à grande échelle des quartiers se trouve l’histoire d’amour conflictuelle entre les personnages Mario et Yolanda. Cette relation est purement fictive. Yolanda est une institutrice cubaine de classe moyenne, blanche et libre d’esprit. Mario, quant à lui, est un métis qui travaille dans une compagnie de bus. Il est issu de la classe des marginados et se comporte souvent de manière machiste. Yolanda et Mario sont interprétés par des acteurs professionnels, Yolanda Cuéllar et Mario Balmaseda. Cependant, leurs personnages portent leurs propres prénoms. Cela ajoute de l’ambiguïté entre le documentaire et la fiction dans le film. Les acteurs professionnels sont confrontés à la réalité des habitants du quartier pauvre de Miraflores. Pour gagner la confiance des habitants et parvenir à une expérience immersive et à un échange entre les personnages réels et fictifs, l’équipe professionnelle et les acteurs ont passé près de quatre mois dans le quartier de Miraflores avant le début du tournage.
Mario et les Abakuá
Le personnage de Mario est issu de la classe marginale, mais il s’en est quelque peu détaché sur le plan social et économique. Bien qu’il ait un penchant pour le mouvement révolutionnaire cubain – indubitablement sous l’influence de sa bien-aimée Yolanda – Mario reste ancré dans le machisme et le sens de l’honneur masculin. Le film s’ouvre, avant même le générique, sur la mise en scène fictive d’un comité d’entreprise où Mario accuse son collègue Humberto – interprété par l’acteur professionnel Mario Limonta – de mentir. Sous le faux-prétexte de sa mère malade, Humberto n’est pas venu travailler pendant cinq jours. Cependant, il n’était pas auprès de sa mère mourante, mais avec une femme. À première vue, il semble que Mario accuse son collègue parce qu’il ne se conforme pas aux idées révolutionnaires de Cuba. Humberto a menti, n’était pas solidaire de ses collègues et n’était donc pas productif dans l’économie et la société cubaine. Par la suite, il semble que Mario réponde à l’accusation d’Humberto d’être un traître. Mario estime que son honneur a été compromis et attaque Humberto de front. Mario oscille clairement entre machisme et révolution émancipatrice. Humberto, quant à lui, est clairement un marginado qui reste étranger à tout changement révolutionnaire.
Le machisme de Mario et Humberto est également associé à la société secrète et religieuse des Abakuá. Mario explique à Yolanda qu’il envisage de devenir ñañigo, c’est-à-dire membre des Abakuá. Cette secte religieuse est originaire de Calabar, situé à la frontière entre le Nigeria et le Cameroun. En 1836, cette confrérie sectaire et machiste s’est manifestée pour la première fois à Cuba, entre autres dans les quartiers populaires de La Havane. Seuls les hommes hétérosexuels sont autorisés à rejoindre les Abakuá. Les femmes et les homosexuels n’y sont pas les bienvenus. Dans la séquence où l’Abakuá est présenté et où une chèvre est également abattue rituellement, la voix du narrateur fait des commentaires négatifs sur l’Abakuá. Il s’oppose à la vie moderne et au progrès, et isole les marginados dans une communauté en dehors de la nouvelle société cubaine. Même s’il croit au pouvoir libérateur de la révolution cubaine, Mario reste convaincu qu’elle a été faite par des hommes (Fidel, Che et les guerilleros). Les femmes cubaines ont effectivement obtenu plus de droits (en matière d’éducation, de soins de santé, de divorce, d’avortement,…) grâce à la révolution, mais ce sont toujours les hommes qui ont décidé de ces droits des femmes. La lutte des femmes était subordonnée à la lutte des classes marxiste-léniniste, la Federación de Mujeres Cubanas devait se conformer à l’appareil d’État néanmoins patriarcal, machiste et dogmatique de Castro et consorts. Jusqu’à la fin de De Cierta Manera, Mario continue également à lutter contre son machisme et son honneur. La scène du comité d’entreprise dans laquelle il accuse son camarade Humberto de mentir est rejouée vers la fin du film. Mario se tourmente à l’idée qu’il n’aurait finalement pas dû conduire son ami à la potence. Dans sa douleur, le machiste Mario se montre également masochiste.

Mario et Yolanda
Mario et Yolanda sont des personnages fondamentalement opposés. Ils se chamaillent et se crient dessus. Malgré les conflits profonds qui les opposent, le film montre aussi l’attirance, la tendresse, l’humour et l’amour. Ensemble, ils assistent à un concert du musicien et ancien boxeur Guillermo Díaz. Son extraordinaire chanson Véndele contient une leçon de vie pour Mario. Díaz exhorte Mario à laisser derrière lui son vieux monde machiste et à ne pas avoir peur, mais à prendre courage pour entrer dans un monde nouveau, ouvert (révolutionnaire).
Le concert est suivi d’une scène intime et émouvante dans la chambre à coucher entre Mario et Yolanda. Ils rient l’un avec l’autre, sont physiquement très proches, expriment franchement leur peur et leur amour et se livrent à une autocritique engageante. Yolanda fait comprendre que Mario se comporte différemment (de cierta manera) avec ses compagnons que lorsqu’il est seul avec elle. Gómez zoome, au sens propre comme au sens figuré, sur la relation étroite entre Mario et Yolanda. C’est un contrepoint agréable et intime après toute la discorde et la distance entre les protagonistes. Ils s’apprécient vraiment. Mais après les liens, les désaccords reviennent. Sur les tons et les paroles de la chanson de vie Véndele, Mario et Yolanda marchent librement et se disputent déjà côte à côte au milieu des nouvelles constructions de Miraflores. Ils se tiennent la main, puis s’éloignent à nouveau, pour peut-être se rapprocher à nouveau. Il y a la vie, la cohabitation, l’amour à Cuba, toujours complexe et toujours d’une manière ou d’une autre.
La fin de ce film hybride est ouverte et ambiguë. La docufiction de Sara Gómez, très rythmé, est tiré d’une vie imparfaite et montre les ambivalences et les contradictions de la vie et de la coexistence cubaines. Aux yeux de Sara Gómez, la révolution cubaine machiste n’était pas parfaite et ses points douloureux devaient également être révélés. Tout comme elle critique dans sa fiction ses protagonistes, leurs milieux respectifs et les relations qu’ils entretiennent entre eux. Cela fait de De Cierta Manera un film de fiction unique, très vivant, poignant et inachevé sur l’amitié et l’amour dans la Cuba révolutionnaire. Un film courageux, également, réalisé par cette première femme cinéaste cubaine féministe qui a utilisé la critique douce pour remettre à leur place les dirigeants machistes de Cuba. De Cierta Manera propose en tout cas un « autre regard » sur Cuba et la révolution. Le film mérite indéniablement une belle place dans un canon du cinéma latino-américain.
Wouter Hessels est enseignant et chercheur en histoire du cinéma au RITCS (école de cinéma) à Bruxelles. Il est également programmateur de Cinema RITCS. À l’INSAS (Institut National Supérieur des Arts du Spectacle et des Techniques de Diffusion) à Bruxelles, il enseigne l’analyse des films et donne régulièrement des introductions et des conférences multilingues à CINEMATEK. Wouter écrit et interprète des poèmes en néerlandais, en français, en anglais et en italien.